Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
Chapitre dix-sept : Prisonnier.
Dans un vaste salon, au troisième étage de la Commanderie de Galadorm, le Mystic Alory Amidiel écoutait la tempête déchainer ses humeurs au dehors. Les lourdes tentures veloutées qui masquaient les baies donnant sur les deux balcons, frémissaient sous des courants d’air glacés qui parvenaient à franchir l’obstacle érigé. L’Homme Gris étendit les jambes en s’enfonçant plus profondément dans l’imposant fauteuil en cuir. Son esprit vagabondait au rythme des flammes dans l’âtre monumental qui occupait un pan de mur entier. L’émissaire de la nouvelle Sagesse était vêtu sobrement d’une chemise noire au col droit, brodée à l’emplacement du cœur du poing et de la khanna du Pourfendeur, et d’une culotte moulante, noire également, lacée au-dessous du genou. Les courtes bottines crissèrent sur le repose-pied en bois laqué. Alory avait les pommettes prononcées et le nez camus des Gris mais son visage s’allongeait en pointe. Ses yeux s’enfonçaient sous de fins sourcils taillés en un filet étroit. Les lèvres, à peine prononcées, ébauchèrent un pâle sourire carnassier. Par coquetterie, il portait deux anneaux d’argent au lobe droit.
A l’aube, l’ultimatum jeté à la face des barons arriverait à son terme. Et ensuite ? Ils n’étaient que neuf combattants, dix si le Commandeur marchait à leur côté. Ce dont Alory doutait fortement. Ce dernier appréciait davantage les barbares que les représentants de sa propre race. Son tour viendrait également. Plus tard. Sa pensée bondit vers un avenir proche et le sort qu’il réserverait à l’imposteur, une fois entre ses mains. Pouvaient-ils investir le palais ? Avec amertume, le Mystic s’avoua que non. Ces derniers jours, des troupes venues de fiefs voisins avaient rejoint la cité. De la piétaille certes, mais si nombreuse que les guerriers gris seraient vite submergés s’ils tentaient un coup de force. S’en retourner maintenant, impensable. En venant à Galadorm, il n’avait pas un seul instant envisagé que les barons refuseraient de lui livrer l’imposteur. Quelle terrible désillusion !
 
Si près de réussir dans son entreprise : ramener à Olt le blasphémateur afin de le contraindre à se dévoiler devant les clans réunis. Cette hérésie durait déjà suffisamment. Bientôt le Conseil des Quatre y mettrait un terme final. Il inspira longuement en savourant cette pensée. Les Mères perdaient chaque jour de leur influence depuis qu’elles avaient tenté d’approcher de la cité fantôme d’Yr’At’Thiel. La Shaïa Lavineshagiva Larahashi du premier Clan ne chercherait plus désormais à fourrer son nez troussé dans ses affaires ni à contredire les Edits de la Sagesse. Il la revoyait allongée, inerte dans l’alcôve jaune d’or, pitoyable petite poupée de chair à l’esprit consumé à jamais. Au fil des jours, l’influence des Quatre grandissait, secondé en cela par l’infatigable Eliléa Glashahadi. La Sagesse faisait preuve d’une foi tout à fait respectable envers l’Ordre Ancien, récemment institué. Qui étaient les Quatre élus ? Poser la question relevait de la trahison. La reconstruction du royaume était à ce prix. Une soumission totale, aveugle, mystique envers les Quatre. Grâce à eux, les Protecteurs bâtissaient un monde nouveau prédit par le Pourfendeur dans sa folie suicidaire. Au sein de ce projet grandiose, aucune place pour les faibles et les timorés, ni pour le misérable Porteur à la peau blanche… Peu lui importait que certains lui reconnaissent une légitimité. L’Eliathan ne pouvait, ne devait appartenir qu’aux clans gris. Des pensées passionnées virevoltaient, insaisissables et violentes, dans son esprit fatigué. Dès le lendemain, il agirait…
Soudain des pas résonnèrent dans le corridor et calmèrent son exaltation. Retrouvant une bonhomie de façade, le Mystic du premier Clan se redressa lentement, le buste droit, prêtant une oreille attentive. Aucun des huit varts qui l’accompagnaient n’aurait osé interrompre son recueillement sans une raison valable. Et une seule s’imposait. Amidiel bouillonnait à l’intérieur. Il écoutait le battant s’entrouvrir et les visiteurs - ils étaient deux - approcher. Il leur tourna le dos, intentionnellement. Son regard fixait le ballet des flammes et cherchait à en déchiffrer les présages. L’heure n’était plus aux spéculations mais à l’action.
— Mystic Amidiel, l’enfant est là.
Le Mystic contint la flambée de joie furieuse. Il tressaillit à peine, maitrisa sa respiration. Puis, avec une lenteur calculée, théâtral, il pivota vers eux. Le Destin favorisait enfin son entreprise. Il affichait un sourire enjôleur. Révérencieux, le vart Lorres Molduk du premier Clan attendait à trois pas. Près de lui, Sans-nom détaillait avec curiosité son redoutable adversaire. De prime abord, il le trouva subtilement raffiné, d’une beauté ténébreuse mais d’une approche plus accessible que dans la Grande Salle du palais. Pourtant l’attitude mielleuse de son hôte le mit peu à peu mal à l’aise. La longue chevelure soyeuse, libre de lien, recouvrait les épaules et cernait un visage policé.
— Bienvenue, jeune messire. Lorres, laissez-nous, nous avons à nous entretenir. Que l’on ne nous dérange sous aucun prétexte. Tenez-vous prêts à toutes éventualités.
La voix, douce et acidulée, insufflait une menace à peine voilée. Puis, assuré d’être promptement obéi, le Mystic marcha d’un pas souple jusqu’à l’immense cheminée dont le linteau s’ornait des inévitables dragons vomissant leurs langues ignées. Le vart s’inclina et s’éclipsa silencieusement.
 
Indécis, ne sachant quelle attitude adopter, Sans-nom se balançait d’un pied sur l’autre. A présent, l’idée de se rendre à la Commanderie semblait pour le moins audacieuse. Non que l’on se soit montré brutal envers lui mais la froideur de l’accueil ne le rassurait guère. Elie et Yvan l’avaient pourtant mis en garde, le premier Clan lui était viscéralement hostile. Seulement il lui fallait quitter au plus vite Galadorm. Se placer sous la protection des Gris éloignerait les foudres du Négus Shehoshar de ses amis. Une fois à Olt, en sécurité, loin des coups des gorgys et des Ecarlates, Sans-nom pensait réussir à infléchir les préjugés que le premier Clan nourrissait à son égard. Il rencontrerait les mystérieux maitres d’Olt, les Quatre comme ils se prénommaient, dont personne à ce jour n’avait entrevu le visage. Il les rallierait à la cause du Porteur d’espoirs. Après les terribles évènements de la nuit passée, l’enfant s’était convaincu que c’était là la seule option raisonnable. Le Mystic le dévisageait avec curiosité.
— Ainsi vous voilà, fils d’Yr’At’Thiel, j’ai peine à croire que vous soyez venu seul vous livrer au jugement des Protecteurs Divins.
— J’ai une proposition à vous soumettre, Mystic, rétorqua Sans-nom sans cacher l’impatience qui commençait à l’envahir. Je vous accompagne à Olt si nous partons sur l’heure. Ma résolution est sans appel…
Alory pencha la tête sur le côté. Ses yeux se plissèrent sous la réflexion. Le garçon le décevait, il devait l’admettre. Si… commun, si… inoffensif. Comment la Shaïa Naharashi Elivashavitara décelait-elle en ce pitoyable individu un Porteur d’espoirs, le flamboyant Eliathan, si souvent évoqué par les Livres Saints ! Amusé par cette pensée saugrenue, il ricana doucement en se frottant les mains à la chaleur de l’âtre. Lui n’était pas pressé. Il désirait comprendre ce qui poussait ce jeune écervelé à se livrer ainsi à ses bourreaux.
— Pourquoi tant de hâte ? Apprenons à nous connaître d’abord. Cette nuit, les intempéries n’encouragent guère à voyager, vous en conviendrez. Attendons tranquillement que la tempête ne se calme. Nous voyagerons ainsi plus confortablement.
Il désigna le mur extérieur où la fureur des éléments allait crescendo comme pour faire écho à ses propos. On entendait au-dehors les rafales de vent s’acharner sur la façade. De loin en loin, des roulements de tonnerre provoquaient l’embrasement des cieux bas et moirés. C’étaient des heures de folie et de meurtre. Une tentation criminelle fit même trembler la main d’Amidiel. Résoudre sur le champ l’épineux problème que posait l’Eliathan. Heureusement, il ne portait aucune arme en ce lieu de contemplation.
— La tempête importe peu. Ma proposition est claire comme l’eau de roche. Cette nuit, je vous suis. Demain il sera trop tard. A l’aube, je retournerai au palais et n’en ressortirai plus que sous la contrainte. Si, toutefois, vous et vos guerriers avez l’audace d’affronter les troupes massées dans le parc. Choisissez, Mystic Amidiel. A quel point me désirez-vous ?
La voix était jeune et fluette mais elle ne tremblait pas. Une seconde, l’Homme Gris fixa son interlocuteur, stupéfait. L’injonction ferme et autoritaire, l’attitude hardie. L’enfant d’Yrathiel agissait comme aurait pu le faire un Prédestiné, du moins dans la forme. Le Mystic le lorgna d’un œil nouveau. Ce qu’il entrevit renforça son inquiétude. Il chercha à combler le vide suffoquant qui s’installait entre eux par une lamentable pirouette, presque une excuse.
— De toute manière, à cette heure, les Portes de Galadorm sont fermées à double tours. Nul ne quitte la cité avant l’aurore. La Garde y veille.
— Elles s’ouvriront pour le Maître-dragon. Ce n’est pas votre souci.
Comme un défi, un peu puérile certes mais cet émissaire lui plaisait de moins en moins, Sans-nom s’entoura d’une pâle aura. Alory Amidiel ouvrit de grands yeux horrifiés. Dans l’instant, sa décision fut prise. Pour fuir l’infernale vision, il bondit jusqu’à la porte à doubles vantaux, entrouvrit l’un d’eux et brailla quelques ordres brefs au vart posté à l’extérieur. Sans-nom profita de cet intermède pour retrouver ses esprits. Sa petite mise en scène avait effrayé le Mystic. Il jugea plus raisonnable d’y mettre un terme. Il jeta un coup d’œil curieux autour de lui. Les murs étaient nus, recouverts d’un enduit grisâtre qui réduisait le volume de la pièce. Enchâssés dans des cercles de bronze, des flambeaux éclairaient avec parcimonie un mobilier dépouillé, presque austère. Deux tables sculptées, plusieurs coffres, plats et unis, plusieurs cathèdres et quelques chaises aux accotoirs largement ouverts. Aucun tapis flamboyant pour recouvrir le sol dallé, pas de statues ni de bustes, de tapisseries ni de tableaux pour orner les murs, aucun globe à feu pour chasser les ombres persistantes. Seul véritable luxe, le cossu fauteuil positionné face à la monumentale cheminée. Le Mystic revint vers lui, endossant une attitude plus conviviale. D’un ample geste du bras, il l’invita à s’assoir à la table proche et s’installa face à lui. Ils se mesurèrent du regard. Aucun ne céda un iota à l’autre.
— Soyez satisfait, jeune Messire, nous partirons dès les préparatifs terminés. En attendant, bavardons un peu. Pourquoi tant de précipitation ? Pour un esprit suspicieux, cela ressemblerait davantage à une fuite…
Le Maître-dragon prit son temps pour répondre. Il conta succinctement ce qui venait d’arriver dans les tréfonds du palais, sans jamais chercher à enjoliver en sa faveur le récit de quelque manière que ce soit. L’Homme Gris l’écouta, silencieux. Son beau visage pâlit à plusieurs reprises. Un drôle de frémissement nerveux agitait son œil droit, dans la flamme duquel se devinait une aversion croissante.
— Ainsi la Shaïa Naharashi Elivashavitara disait vrai… sur votre compte. Je n’ai jamais prêté foi à ces élucubrations. Pourtant vous façonnez l’Ether. – Sans-nom perçut comme de la répulsion derrière l’anodine réflexion. – C’est presque miraculeux, les hommes ne doivent … ne peuvent pas tisser l’Ether sans y perdre une part de leur âme. Mais avez-vous seulement une âme, Maître-dragon ?
Sans-nom jaugea son interlocuteur avec stupeur. L’Homme Gris parlait d’une voix lointaine, basse et roque, le regard fuyant. Des accents de haine roulaient sous les propos insensés dont le Tisseur faisait les frais. Alors l’enfant douta de la santé mentale de l’émissaire du premier Clan. Le malaise grandit d’autant que ce dernier s’emportait avec emphase.
— Etes-vous le Héros dont les miens chantent les louanges et appellent de leurs vœux ? L’Eliathan des Saintes Chroniques ? le Puissant Guerrier qui guidera mon Peuple jusqu’aux Portes de Thiel ? Celui qui rendra leur dignité aux Protecteurs des Dieux Inconstants ? Regardez-vous ! Quelles niaiseries !
Le regard halluciné, le Mystic se pencha vers l’enfant. Il tendit les mains comme des griffes pour s’accrocher à lui. Sans-nom se taisait, pétrifié. Soudain, l’idée de rechercher l’appui des Gris pour combattre le Négus lui parut une erreur coupable.
— Etes-vous celui-là ? le Porteur d’espoirs de l’Ylliad ? Répondez-moi, par les cent démons, êtes-vous celui-là ? Allez-vous nous sauver ou nous détruire ?
Penché par-dessus la table, il râlait. Puis, la minute suivante, il s’éloignait de quelques pas, conversait avec l’invisible, oubliait jusqu’à la présence de son invité. Il riait, hystérique, et brassait l’air de ses bras.
— Bien sûr que non ! C’est évident ! Quelle fable ridicule ! Quelle flamboyante imagination ! Hélas, je suis un auditoire d’une autre trempe que ces pauvres diables de la cour de Galadorm. Il a trompé les Shaïas au cœur trop tendre, mais pas moi ! La Sagesse Eliléa Glashahadi nous a mis en garde contre les maléfices dissimulés derrière de tels mensonges. Quel crime abject que de tisser le sang de la Source. Une hérésie que seule la mort saurait laver. Oh, je résisterai à l’attrait de la tentation !
Il grogna, se recroquevilla sur lui-même et ne bougea plus. Puis, tout aussi brusquement, le Mystic Amidiel se redressa, de nouveau affable et courtisan, un sourire narquois au bord des lèvres.
— Je suis navré mon garçon, mais il m’en faudra davantage pour me convaincre et me rallier à votre cause…
Sur ces entrefaites, les portes s’ouvrirent. Deux varts, revêtus de longs manteaux de voyage, rompirent l’étrange sortilège. Mal à l’aise, Sans-nom fixait son hôte, ne sachant quoi penser ni que faire. Cet Homme Gris était-il fou à lier ? Avait-il eu raison de lui faire confiance ? Il était dangereux assurément. Pourtant le Porteur d’espoirs devait, sur l’heure, quitter Galadorm pour préserver ses amis du châtiment du Négus. Il serra les dents, ravala les doutes et fit bonne figure aux varts qui l’invitèrent à les suivre. Le garçon sortit à leur côté. Il sentait, braqués dans son dos, les brulots fanatiques du maître de maison.

Devant l’escalier extérieur, une voiture anonyme, peinte d’un bleu délavé, les attendait, tirée par des lémoïds cornus à souhait, aux longs poils roux dégoulinant de pluie. L’intérieur était spartiate, entièrement recouvert de cuir, deux sièges en bois cirés se faisaient face, les ouvertures des portières obstruées par des panneaux de bois à l’extérieur et des rideaux de cuir à l’intérieur. Il y faisait noir comme dans un four. Sans-nom éprouva quelques difficultés à y conserver l’équilibre lorsqu’elle s’ébranla sur les pavés de la cité. Ce fut pire une fois hors de Galadorm. Le garçon ne fanfaronnait pas lorsqu’il certifiait au Mystic du premier Clan pouvoir quitter Galadorm en dépits du couvre-feu imposé par le palais. Il lui suffit de paraître pour que les portes de la cité s’ouvrent. Durant les premières heures, les éléments s’acharnèrent sur eux. Ils les noyèrent sous des trompes d’eau glaciale. Des bourrasques tempétueuses les forcèrent à ralentir l’allure, brinquebalant le fragile esquif que représentait la large voiture bombée sur ses quatre énormes roues cerclées de bandages de fer épais. Epuisé par les efforts accumulés lors de sa confrontation avec les gorgys, Sans-nom s’endormit rapidement d’un sommeil sans rêve. Lorsqu’il s’éveilla, la nuit avait laissé place à un jour pâle, délavé par la pluie persistante. Il resta un long moment dans une semi-obscurité à ruminer des pensées sinistres et à tressauter sur le siège inconfortable.
Qu’adviendra-t-il une fois à Olt ? Vers quelle nouvelle tragédie se précipitait-il ? Avait-il réussi seulement à préserver ses amis au palais ?
A ses pieds, le havresac se délia et répandit une partie de ses affaires. Secoué par les cahots de la route empierrée, le garçon les ramassa à la douce lueur d’un globe à feu, au cœur jaune d’œuf strié d’éclairs verdâtres. Il les remit dans le sac mais conserva à la main le livret contenant les extraits de l’Ylliad, confié par la Shaïa Malahirava Nashiréa. Il sortit les feuillets de vélin fin recouverts d’une petite écriture serrée à l’encre verte. Il en compta quatorze, écrits en Loélien Commun, des copies assurément. Nashie avait évidemment choisi de traduire les textes à son intention pour lui en faciliter la lecture. Plusieurs d’entre eux étaient réunis à l’aide de fines épingles à tête de bronze. Ils portaient de nombreuses annotations, certaines raturées nerveusement comme si la Mère des Clans désirait lui expliquer ses choix. Les écrits provenaient de différents Saints Livres. Ils composaient une mosaïque subjective des Mémoires Délirantes du Pourfendeur.
Méthodiquement, Sans-nom survola plusieurs feuillets à la recherche d’une allusion à l’Eliathan ou au Porteur d’espoirs. Méticuleux, il déposait ensuite les pages en tas sur la banquette à sa droite. La prose en était échevelée, exaltée. Le fruit d’un esprit rongé par un mal insidieux. Pourtant le Protecteur Anathan Gilgerad vécut à Thiel, illustre parmi les Honorables. Il côtoyait les Premiers et les Enfants-Dieux au crépuscule du dernier Age. Ce Capitaine adulé mena les Armées des Peuples Unis sur de nombreux fronts avant la déroute de l’Alliance, à Marsangs. Une défaite lourde de conséquences qui marqua le début de la Quatrième Vague. Finalement, Sans-nom découvrit trois feuillets, attachés ensemble, sur le premier duquel il déchiffra enfin les mots « Le Porteur d’espoirs » soulignés par deux fois. Aussitôt, il rangea le reste des écrits dans son sac et s’installa à peu près confortablement. Puis il entama la lecture de la première page avec beaucoup de curiosité.  

« Eliathan, Eliathan. Porteur d’espoir ou de désespoir. La Lumière te chasse.
Oh ! ma Désirée, pardonne-moi. La Lumière m’a vaincu, fol insensé pétri de certitudes. J’ai marché jusqu’à la Lumière alors que l’Ombre aurait pu me sauver, nous sauver, sauvegarder notre amour, sauvegarder notre Honneur.
Désespérance ! vivre aujourd’hui n’est que désespérance. La Flamme Blanche se joue de nos âmes et de nos vies. Ce Fol s’ingénie à tromper l’Eliathan, Porteur d’espoirs et de noirceurs, traitre aux serments.
La Lumière corrompt tout. La Lumière salit tout. Le Bien et le Mal n’existent pas en ce Monde ni par-delà.
Eliathan, Eliathan, quelle ode nous chantes-tu là ! Sacrilège et mortifère, la Lumière nous envoie ses goules, ses fantômes et ses ombres afin de pervertir les plus nobles d’entre nous. Eliathan, quels espoirs transportes-tu qui ne se soient déjà que fumée et cendres.
Ma belle Aimée, de quel pénible fardeau te charges-tu, toi si douce et si radieuse. L’Eliathan nous sépare. Ce monstre sournois brise nos vies et notre amour par ses forfaitures et ses promesses trompeuses.
Eliathan, Porteur d’espoirs, pardonnez-moi si mes pas me guident loin de vous. Le ver est dans le fruit. La trahison, la couardise, la déloyauté et l’hypocrisie de la Lumière, nul ne peut prévoir l’immensité de la toile, la profondeur de l’abime.
Eliathan, Porteur de désespoir, dans ton sillage, se meuvent des ombres maléfiques, des angoisses funestes avec la bénédiction du Fol. »
 
Sans-nom reposa les feuillets, déconcerté. Que pouvait-il extraire de ce charabia larmoyant si ce n’est que le Pourfendeur avait bien perdu l’esprit en rédigeant les Livres Saints de l’Ylliad. Et ces dernières heures résonnaient étonnamment comme une confirmation aux oreilles du fils de Tyrson. Malheureusement, il ne semait que le malheur autour de lui. Déçu, il rangea les notes de la shaïa Nashiréa avec les autres, se promettant d’y revenir plus tard.
Vers la fin de l’après-midi, la voiture s’arrêta sur l’étroite voie pierrée qui les menait vers l’est, traversant des prairies sauvages où paissaient des moutons, minuscules taches blanches éparpillées, sous la surveillance de véloces léovards. De loin en loin s’élevaient des abris de pierres coniques devant lesquels veillaient, assis, des pâtres solitaires. La tempête s’en était allée, laissant derrière elle un ciel de traine, gris et délavé.
Alory Amidiel détacha la boucle de son casque à cimier. Il s’approcha du véhicule avec précaution, évitant les flaques d’eau boueuse. Il ôta la barre qui fermait la portière de l’extérieur et ouvrit cette dernière pour découvrir un Sans-nom baillant à tout va. Le garçon s’étirait comme s’il venait juste de s’éveiller. Le Mystic du premier Clan lui jeta un regard suspicieux, inspecta l’intérieur de la voiture puis il lui fit signe de sortir sans un mot. Le garçon s’exécuta en clignant des yeux devant la lumière crue. Une fois dehors, il poursuivit quelques mouvements d’assouplissement en observant les alentours. A cinq pas, les varts entouraient une seconde voiture dont les lémoïds restaient placides à l’attelage. Des guerriers des clans gris surveillaient les abords dégagés de la route. L’un d’entre eux fouillait dans le bas-coffre. Il en sortit plusieurs terrines, deux miches de pain doré et un sac contenant noix et noisettes.
— Nous ne ferons qu’une courte halte, commenta Alory en recevant l’un des pains qu’il entreprit de trancher.
Il tendit une tranche à l’enfant puis s’en réserva une qu’il recouvrit de pâté mêlé de saindoux.
— Juste le temps de se restaurer… Vos ennemis, à l’heure qu’il est, ont appris votre départ de la cité des miroirs. Nous devons maintenir notre allure et vous protéger des regards indiscrets. Alors reprenez des forces, la course risque d’être éprouvante.
Sans-nom sentit son appétit s’éveiller. Pourtant il n’entama la mie qu’après avoir reçu le récipient en terre vernissée. Un fort fumet de gibier l’incita à garnir sa tranche d’une épaisseur conséquente de graisse et de viande mélangées. Il y croqua avec ferveur et plongea son regard dans les lointains verdoyants, ordonnés et colorés. Des ombres bosselés se fondaient dans le ciel bas. La portion terminée, il se lécha les doigts, pensif. L’émissaire lui tendit des galettes garnis de grains roussis dont il ne sut déterminer la nature.
— Où sommes-nous ?
— Cette ligne sombre au loin, ce sont les prémisses des bois du Hurlant, et derrière, plus au sud, les contreforts des monts d’Olfert. Nous obliquerons bientôt vers le nord pour franchir la Sina au Gué Vert. Si les intempéries de ces derniers jours n’ont pas gonflé les eaux, nous traverserons l’arche sans difficultés. Sinon nous redescendrons vers Talen pour emprunter le bac.
— Je croyais que nous devions rejoindre Olt par la Voie du Nord.
Amusé par cette réflexion, Alory sourit mais ses yeux restèrent froids. Il se frotta les mains l’une contre l’autre avant de saisir une noix qu’il broya entre ses doigts. Le ton était condescendant. Celui d’un professeur pour un élève un peu benêt.
— Vos ennemis … le croiront également, Porteur d’espoirs. Ils perdront du temps à vous pister au Nord si, comme vous semblez le craindre, il leur venait l’intention de se lancer à notre poursuite. Je préfère rejoindre le Tarad et le suivre jusqu’à Lesly. Sur la route, nous ferons étape dans les Commanderies Grises. Elles sont plus nombreuses que sur la Voie du Nord. Nous renforcerons notre escorte par la même occasion. Avec un peu de chance, nous atteindrons Lone demain dans la soirée. Espérons que les éléments s’apaisent d’ici là. N’ayez crainte, nous vous protégerons envers et contre tous.
Sans-nom hocha de la tête, le visage contrit. Il supposait que ses ennemis, les gorgys et la Mhapoaha Paha pour les nommer, se lanceraient à ses trousses. L’idée le fit frémir. Il remercia les Dieux Inconstants pour l’aide providentiel qu’il avait trouvée en se rendant à la Commanderie.
— Vous me voyez rassuré, Mystic Amidiel. J’ai hâte que nous ayons atteint la Ville Sainte.
— Ma mission est de vous mener sain et sauf à comparaitre devant les Quatre. Vous fuyez, mon garçon, c’est donc que vous pensez que votre vie est menacée. Je ne veux rien laisser au hasard. Ne préjugez pas de vos chances à vous débarrasser des misérables Rats. Je connais bien cette engeance, croyez-moi, ils vous retrouveront malgré tous nos efforts. Aucun refuge ne vous préservera de leurs coups. Aucun si ce n’est la Ville Sainte, elle-même. Une fois à Olt, vous serez enfin en sécurité.
Comme l’enfant ne répondait pas, il s’éloigna vers les varts qui se restauraient en retrait. Il revint bientôt, tenant des gobelets d’étain emplis à ras bord d’eau-de-nifoil froide. Sans-nom grimaça mais n’osa pas refuser la boisson traditionnellement prisée par le Peuple Gris. Lui n’en appréciait pas l’amertume prononcée d’autant que la robe foncée du breuvage n’annonçait rien de bon. Dès la première gorgée, le Tisseur réprima difficilement un frisson. Il surprit le sourire narquois du Mystic qui sirotait lentement le puissant nectar en le couvant du regard.
— Nous roulerons toute la nuit. Profitez du temps qu’il vous reste pour vous dégourdir les jambes et vous soulager. Cependant, ne vous éloignez pas trop, je n’aimerais pas à avoir à me lancer à votre recherche dans cette pataugeoire.
 
Sur cette mise-en-garde à peine voilée, le Mystic lui tendit quelques noix et retrouva ses compagnons en laissant Sans-nom interloqué. Vraiment, cette équipée s’annonçait sous des auspices peu encourageants. Le Mystic soufflait, avec un étonnant aplomb, le chaud et le froid et l’enfant d’Yr’At’Thiel ne savait quoi en penser. Lorsqu’il se retrouva reclus dans le minuscule habitacle, il ne perdit pas un instant. Il se replongea dans la lecture des extraits de l’Ylliad. Toutefois les délires du Pourfendeur restaient totalement abscons. Peu à peu, une lassitude pesante l’envahit. Il rangea ses affaires et s’allongea, recroquevillé, malgré les cahots incessants de la voiture. Un temps, il lutta pour garder l’œil ouvert mais il finit par s’enfoncer dans un sommeil poisseux, délétère, qui le fit transpirer, gémir et se débattre dans l’inconfortable habitacle. Inconscient, Sans-nom combattait des ombres proches, des peurs lointaines et de terribles langueurs, impuissant à chasser les cauchemars qui l’assaillaient. Il s’éveilla avec des maux de tête effroyables. Son estomac chavira au premier cahot. Il vomit à plusieurs reprises. Un peu plus tard, il s’aperçut à peine que la voiture s’arrêtait. Apathique dans un coin de la banquette, pâle, dégoulinant de sueur. La portière s’ouvrit pour laisser la cruelle lumière du jour l’assaillir de milliers de petites aiguilles douloureuses. Quelqu’un le tira au-dehors où il s’écroula sur le sol. Il respirait brutalement, crachait et vomissait le peu de bile qu’il lui restait encore. On l’attrapa sans ménagement. On l’assit de force puis un liquide glacé s’écoula dans sa gorge. Il toussa, éructa, recracha à demi l’eau-de-nifoil.
— C’est assez, laissez-le respirer ! Faites traverser les voitures. Nous vous rejoindrons ensuite ; l’air glacial l’apaisera bien. Inutile toutefois qu’il reprenne pleinement ses esprits.
Des pas s’éloignèrent. Il demeura un long moment prostré, les yeux obstinément clos, la tête repliée entre les bras. Le sol se dérobait sous lui. Il flottait dans une noirceur hostile. Chaque fibre de son corps le torturait à l’extrême. Progressivement les tremblements s’espacèrent. Alors les bruits proches retrouvèrent une certaine consistance. Ils s’organisèrent loin de la cacophonie initiale. Il reconnut le fracas de l’eau se brisant sur les rochers, les cris des hommes se hélant pour faciliter la manœuvre, puis la brise qui glissait entre les ramures, le sifflement d’un merle perturbateur et le lointain beuglement de protestation d’un des lémoïds, le fracas du métal sur les billots de bois de l’arche. Enfin, près de son oreille, le souffle rauque d’un homme, chargé d’un parfum poivré. Il ressentit cette présence comme une torture supplémentaire.
— Cela ira mieux si tu te détends. N’essaie pas de résister, mon enfant. Tiens, je t’ai apporté de quoi caler ton estomac.
Sans-nom reconnut la voix basse du Mystic Amidiel sans s’étonner de cette soudaine familiarité. Il refusa d’un faible geste du bras et secoua la tête. Pour rien au monde, il ne désirait bouger, ne serait-ce un orteil, encore moins s’alimenter. Toutefois, Alory insistait. Il glissa une galette épaisse entre les doigts gourds. Une main ferme se posa dans le dos de l’enfant et le frotta vigoureusement.
— De simples vertiges, un mauvais mal attrapé dans les basfonds du Palais. D’ici une heure, nous arriverons à la Commanderie de Lone. La Shaïa Shalipihanogua s’occupera de toi. En attendant, bois et grignote un peu afin de récupérer quelques forces. Nous traversons à pied. Je n’aimerais pas à avoir à te porter, Eliathan. A partir du Gué, la route est en bien meilleur état.
Pressé, Sans-nom releva la tête. Le Mystic lui versa l’eau-de-nifoil entre les lèvres. Elle dégoulina sur son menton. Et, en effet, les douleurs s’atténuèrent peu à peu. L’orage dans son crâne l’oublia un temps. En se relevant péniblement, il remercia l’Homme Gris pour son aide providentielle. Sans un mot, Alory le soutint par le bras puis ils avancèrent de quelques pas. Le garçon respirait lentement. Le breuvage apaisait la douleur. L’embrasement lui quitta les entrailles mais, à proximité, le monde perdait de sa luminosité magique. Il discerna enfin la scène qui se déroulait en contrebas de la route. L’ouvrage était composé de piles de pierres qui émergeaient des eaux tumultueuses de la Sina aux rives envahies de massettes et de roseaux. Des arches et des bandeaux en pierre de taille les reliaient les unes aux autres. L’ouvrage était conséquent mais étroit. Le chemin de rondin de bois permettait à une seule voiture de franchir la rivière, renommée pour ses caprices. Un passeur guidait à la longe les bovins réticents. Il les encourageait de la voix tant le franchissement était délicat. Le moindre écart et la voiture et son attelage chutaient dans les eaux tumultueuses. Sur l’autre rive, une tour ronde accotée à une longue grange au toit de chaume abritait le fonctionnaire local qui percevait un droit de passage au nom du baron dont les cinq représentants, armés de longues piques, se pavanaient sur un banc en observant, la mine réjouie, les efforts déployés par le passeur et les varts.
Le Mystic Alory Amidiel attendit patiemment que la seconde voiture et son escorte soient hors de danger pour traverser à son tour avec l’enfant d’Yrathiel. Ce dernier divaguait passablement. Malgré leurs efforts conjoints, ses jambes se dérobaient sous lui. Il butait sur le bois à peine dégauchi des traverses entre lesquelles s’apercevaient les remous bouillonnants créés par les piliers. Traverser se résuma à un pénible et laborieux chemin de croix, sous les regards intrigués des gardes et des voituriers. A peine eut-il posé le pied sur l’autre rive de la Sina, que les varts empoignaient le garçon pour l’enfermer à nouveau dans sa cabine.
Rapidement, le convoi reprit la route. Sans-nom tenta de surmonter les langueurs intempestives en se tassant dans un coin. La forte odeur des vomissures l’indisposait et provoquait des haut-le-cœur douloureux. En désespoir de cause, le Tisseur chercha à se réfugier au sein de l’Onirie. De longues minutes, il s’employa laborieusement à tisser un globe à feu d’une main hésitante. A peine réussit-il à accrocher une ridelle scintillante. L’Onirie se dérobait à sa volonté. La douleur mettait ses sens au supplice. Après plusieurs tentatives décevantes, il se laissa dériver parmi des hallucinations lancinantes.

Mère, pourquoi ne m’aviez-vous pas averti des dangers qui guettent les façonneurs de Rêves ? J’aurai pu alors affronter cette épreuve avec moins de hantise. Mon monde s’écroulait autour de moi et je n’en comprenais pas la cause. J’étais seul, dépouillé de tout, réduit au simple état d’homme du commun. Je crois que j’ai pleuré sur mon triste sort, même si les heures s’échevelèrent sans que je reprenne conscience.
 
Lorsque le garçon s’éveilla de cette sinistre errance, il était nu et reposait sur une couche dure, recouverte d’un simple drap en toile rêche. Prisonnier d’une cellule étroite, d’une rusticité monacale. Seule une solide porte basse aux ferrures impressionnantes permettait de quitter l’endroit. Une désagréable odeur de renfermé flottait dans l’air, cette froide exhalaison des pierres particulière à certains cloitres isolés. Un globe à feu reposait dans une lanterne grillagée, pendue à un crochet juste au-dessus de lui. Son aura lui parut blême et ténue. Une éternité durant, Sans-nom gémit en se pelotonnant sur lui-même. Puis, petit à petit, il retrouva un souffle régulier et apprivoisa la souffrance qui embrasait son corps prostré. Il aperçut un récipient en cuivre, posé au sol près d’une cruche en terre remplie d’une eau claire et limpide. Au pied de sa couche, des vêtements bruns, pliés avec soin. Les siens avaient tout bonnement disparu ainsi que son sac avec ses précieuses affaires. Lentement, il s’adossa au mur blanchi à la chaux et se frotta longuement les tempes, en clignant des yeux. C’est en vain qu’il rechercha l’apaisement de l’Onirie. Chacune de ses tentatives se solda par un échec. Alors une angoisse nouvelle chassa le tourment de la chair. Pour la première fois de sa courte existence, il était privé du don des Façonneurs.
« Mon enfant, tu te tortures en vain. Laisse-toi voguer plutôt que d’essayer de lutter…
— Bonne Amie, mais que m’arrive-t-il ? Je ne peux plus tisser ni même entrevoir les fils des songes.
— Ce n’est que passager. Ton corps doit éliminer les toxines avant que l’Ether ne s’entrouvre de nouveau. Sais-tu quel est cet endroit ? Dans quel mauvais pas t’es-tu encore fourré ? D’abord, raconte-moi comment tu es arrivé là. Une affaire urgente a retenu au loin mon attention, j’en suis vraiment désolée. Me voilà de retour, juste pour te surprendre en bien mauvaise posture. Calme-toi ! calme-toi ! Rien ne sert de prendre les fers. Laisse-moi tout bonnement lire dans tes pensées. Lentement, voilà, ouvre-toi ainsi. Ce n’est que moi, ta Bonne Amie, tu n’as absolument rien à craindre. Ferme les yeux. Respire profondément. Nous y sommes. Oh !...»
Fragile esquif, Sans-nom flottait loin de la réalité sur le fil de la Voix affectueuse. Il ne s’autorisait aucune sensation pathogène ou morbide. Son Vouloir s’évertuait à effectuer la plus simple des actions primales : respirer. S’abandonner à cette autre qui était toujours là dans les instants difficiles.
« Sans-nom, m’entends-tu ? Non, ne bouge pas. Ecoute-moi bien sans m’interrompre. Tu as été drogué, cela ne fait aucun doute. Je ne connais que l’Ellagone qui puisse ainsi réduire les Talents d’un Rêveur avec une telle brutalité. C’est une cousine de la Belladone. On la ramasse en abondance sur les pentes abruptes de la Barrière Blanche. Les Mères des Clans l’utilisent parfois pour punir et neutraliser l’une d’entre elles lorsqu’elle enfreint les Lois de son Clan. Mais c’est très exceptionnel. Une utilisation à long terme se révélera fort dangereuse, voire mortelle à dose élevée. Voyons, voyons. Tu t’es de nouveau frotté à ce misérable Négus.
— Bonne-amie, que dois-je faire ? Aidez-moi à chasser le mal.
— Hélas, c’est au-delà de mes compétences. Mais pourquoi te livrer à la merci des Protecteurs ? Qu’espérais-tu ? »
Sans-nom se sentit tout penaud. Une riche idée qu’il regrettait amèrement.
« Hum, je comprends. Mais la Shaïa Malahirava t’aurait aidé à quitter furtivement Galadorm comme nous l’avions convenu ensemble, il me semble. Et elle n’est pas sans ressources. Les maudits Rats aurait regretté amèrement de s’en prendre à elle… Tant pis, de toute manière, le mal est fait. Il nous faut à présent trouver un moyen de te sortir de ce mauvais pas au plutôt. » 
Comme seule réponse, pour approuver cette suggestion, un long gémissement. Sans-nom se massait le front. Des larmes coulaient sur ses joues. Il tenta de se mouvoir. La douleur le submergea de nouveau. Sa vue se brouilla lorsqu’un brasier investit son crâne.
« Patience ! Patience ! Chaque chose en son temps. Tu as de la visite. Rallonge-toi et feins le sommeil. Surtout ne bouge plus. Je ne te quitte pas. Ecoutons ce qu’ils ont à nous apprendre ! »
 
Le garçon reprit difficilement la position fœtale, fermant les paupières avec soulagement, le dos à la porte. Il entendit le bruit caractéristique du verrou que l’on tire puis la porte basse s’entrouvrit sur les visiteurs qui pénétrèrent dans l’étroite cellule. Le Mystic Alory Amidiel approcha de la couche. Il contempla un long moment la forme inerte de l’enfant d’Yrathiel, affichant une morgue indéchiffrable. Derrière lui, une Shaïa attendait dans une attitude étonnante, presque servile. Quand l’émissaire se tourna vers elle, la petite Mère rentra la tête entre les épaules. Elle paraissait effrayée, revêtue d’une lourde robe en laine, brodée de motifs animaliers, simple de coupe, et du traditionnel mantelet sans manches, immaculé. Les cheveux noirs coupés courts et rasés haut sur la nuque. L’émissaire la toisait sans dissimuler un mépris amusé. Le visage poupin trahissait un embarras presque craintif. Alory goûtait peu la présence des Matriarches auxquelles il attribuait en grande partie la responsabilité des malheurs qui frappaient son peuple. Des intrigantes qu’il faudrait à l’avenir maintenir à la place qui leur revenait. C’est-à-dire de servantes malléables. 
— Quand pourra-t-il voyager de nouveau, Mère Aliéa Shalipihanogua ?
— Il est très faible, savez-vous, Protecteur. Ce n’est encore qu’un enfant. Pourquoi forcer à ce point les doses convenues ?
— Peu importe, vous savez qui je représente et en quoi consiste ma mission. Alors agissez pour qu’il puisse reprendre la route dès demain au plus vite. Je ne m’attarderai pas davantage au sein des baronnies. Je dois atteindre Esorit dans les plus brefs délais.
La Matriarche hocha de la tête en signe d’assentiment, apparemment mal à l’aise. Par instants, des éclairs de colère brillaient derrière les longs cils.
— Si vous ne prenez pas plus de précautions, faites preuve d’un peu de commisération. Tuez-le de suite au lieu de le livrer à ces atroces tourments. Quelle folie de négliger nos recommandations. L’Ellagone est un puissant poison. Recommencez à agir avec cette légèreté et c’est ce qu’il adviendra.
Alory ricana ouvertement. Il jeta un regard peu amène vers le garçon inerte et dévoila le fond de sa pensée sans retenue, caustique.
— Ne me tentez pas, Shaïa Aliléa. Le Conseil des Quatre tient à annihiler les pouvoirs démoniaques de l’imposteur. Ce garçon est un monstre, un blasphème quoi qu’en disent certaines de vos sœurs. Une fois arrivé à Olt et démasqué, il mourra, de toute manière.
— Le Concile…
— …Obéit à l’Ordre Ancien, ma chère. Il est temps que soit rétablie l’hégémonie du premier Clan. Notre Sagesse, louée soit-elle, y travaille. Le Pourfendeur l’a prédit en rédigeant les Livres Saints. Vous vous êtes ralliée à nous, il est trop tard pour hésiter, à présent. Vous savez ce que cela signifierait pour vous et ceux de votre clan, Mère Aliéa Shalipihanogua. Je tiens juste à ce que vous mainteniez cette raclure humaine dans son état de prostration actuel. Il manipule l’Onirie, comprenez-vous ce que cela signifie ! Et ses soutiens sont nombreux parmi les humains. Nous ne devons commettre aucune erreur.
— Alors suivez point par point mes prescriptions. Personne n’y verra à redire. Je vous prépare suffisamment de fioles pour que vous puissiez atteindre la cité portuaire sans qu’il reprenne connaissance.
Visiblement satisfait, l’odieux personnage approuva en ricanant méchamment. Le Mystic agissait comme le Commandeur de la place et la petite mère du neuvième Clan une simple subalterne. Aussi inconcevable qu’il y paraisse.
— La Sagesse Glashahadi sera informée du zèle que vous déployez pour la réussite de notre sainte entreprise. Nous partirons à l’aube d’ici deux jours. Voyez, je prends en considération vos avertissements. Mais qu’il soit en mesure de poursuivre d’ici là. Prévenez également le Commandeur Gallières que cinq de ses varts se joindront à nous jusqu’à Olt. Mieux vaut être prudent en traversant les baronnies.
Ils sortirent sur ces mots. Sans-nom entendit le pêne du verrou coulisser à l’extérieur. Des brides de la conversation surprises à leur insu entre le Mystic et la Shaïa de Lone tourbillonnaient dans son esprit épuisé. Il refusait d’admettre les implications de ce sinistre échange. Sans doute avait-il mal interprété les paroles. Il avait bien perçu que la matriarche désapprouvait les dispositions prises à son égard mais elle ne paraissait pas pouvoir s’y opposer. Effarant !
— Bonne-amie, supplia-t-il finalement à voix basse, aidez-moi, je vous en prie…

Jamais je n’ai ressenti pareille faiblesse. Ce furent de sombres moments de prostration. Mon univers s’écroulait autour de moi. Cette foi profonde placée dans le Peuple Gris était battue en brèche. Devant ma misérable impuissance, je me persuadais alors qu’un autre méritait le titre d’Eliathan ! J’aspirais presque à disparaitre pour éteindre la douleur !
 
Nu, tremblant, l’adolescent demeura accablé dans la pénombre à balbutier des mots sans suite. La nuit s’égrena sans qu’il ne reçoive de réponse à sa supplique. A la quatrième heure, la Shaïa Aliéa Shalipihanogua entra dans la cellule minuscule, accompagnée de serviteurs en tuniques brunes. Les lippys tenaient un baquet en bois, cerclé de fer, d’où s’échappaient des fumerolles et d’agréables fragrances poivrées. Ils empoignèrent l’enfant et le plongèrent dans l’eau chaude parfumée. Puis l’un d’eux le frotta énergiquement à l’aide d’une pierre ponce, ronde et grise. Sans-nom ne manifesta pas le moindre intérêt comme si ce corps lui appartenait à peine. Les Gris l’observaient avec curiosité. Ils opéraient avec ménagement, évitant qu’il ne se cogne sur les rebords de la cuve. Un lippys le souleva sous les aisselles tandis qu’un second nettoyait le bas du corps avec application. La Mère des clans s’absenta quelques instants. Dès qu’elle eut quitté la pièce, le serviteur qui le maintenait debout émergea de son indifférence. Il approcha ses lèvres de son oreille.
— Seigneur Eliathan, les Dieux Inconstants vous protègent. Fuyez ! Ne les laissez pas vous conduire à Olt. Il n’y a plus que peine et misère en notre Sainte Cité. La peur règne là-bas. Aidez-nous ! Protégez-nous !
Les pas de la matriarche dans le couloir interrompirent la prière. L’Homme Gris redevint muet en une fraction de seconde. Il reposa l’enfant dans la cuve et s’empara d’un grand drap de toile. Aliléa Shalipihanogua enduisit le corps du prisonnier avec délicatesse. Sans-nom ne broncha pas. Il ne se faisait plus aucune illusion sur son sort. Innocemment, il s’était livré pieds et poings liés au premier Clan alors qu’il espérait échapper au Négus. Au moins ses amis n’auraient pas à pâtir de sa présence. De temps à autre, la Shaïa lui jetait de brefs coups d’œil, intrigué par cette étonnante léthargie. Selon elle, l’Ellagone n’expliquait pas entièrement l’état de l’enfant. Mais, pour rien au monde, elle n’aurait partagé ses doutes avec le Mystic Amidiel. Cet insupportable Protecteur méritait une leçon. Ce dédain affiché la révulsait.
De son côté, Sans-nom lorgnait le serviteur qui attendait en retrait près de la porte les ordres de la matriarche. Dans la société grise, les lippys tenaient une place à part. Des rouages invisibles, souvent ignorés, qui n’avaient pas choisi ou obtenu le droit, selon leur histoire personnelle, de porter la Khanna. Seul le Clan décidait durant l’enfance de l’avenir de sa progéniture. Noble pour les guerriers - vart et Mystic - certains briguant l’illustre titre de Commandeur, respecté pour les Shaïas aux Talents célébrés, obscur pour les lippys et leur famille. Au fil des cencycles, il était devenu presque impossible d’aspirer à fuir cette basse extraction. Les naissances étant peu fréquentes au sein du Peuple Gris, les nobles familles protégeaient bec et ongle les privilèges acquis. Les Nants, leurs fils et leurs filles n’ayant pas réussis à atteindre la sublime destinée, composaient une caste intermédiaire et respectée, très souvent au service d’un parent distingué. Que le lippys se soit permis d’intervenir discrètement auprès du Porteur d’espoirs stupéfiait ce dernier. Toutefois cette initiative inattendue tombait à pic. C’était là la preuve indiscutable qu’une fraction de la nation grise reconnaissait l’Eliathan 
Durant un long moment, Aliléa le sécha avec soin à l’aide du drap de toile. Elle ne laissait pas paraître la honte ressentie devant le traitement infligé au Prédestiné. Lorsqu’il fut propre comme un sou neuf, les cheveux courts luisants, la peau rougie, elle saisit les vêtements au pied de la couche. Elle l’en revêtit elle-même, faisant preuve d’une douceur étonnante. Puis ils l’abandonnèrent dans un état de bien-être proche de la béatitude. Les sels et les huiles produisaient leur effet salutaire. Sans-nom resta assis à somnoler, la tête droite, appuyée contre le mur. La douleur retirée à l’orée de son esprit. Pourtant il la savait prête à bondir de nouveau au moindre mouvement. Enfin il se sentait renaître, lentement.
« Mon enfant, – Bonne-amie le tira de sa bienheureuse léthargie, une pointe d’inquiétude dans le ton. – le temps presse. Il te faudra agir avec prudence afin de déjouer les projets criminels des Gris Protecteurs d’Olt. Cet Amory Amidiel est aussi vil qu’un serpent mais bien plus dangereux. Les Matriarches n’interféreront pas en ta faveur. Apparemment l’une d’entre elles s’est investie du titre de Sagesse. Par nos Pères Créateurs, quelle nouvelle diablerie est-ce là ! Une Sagesse… comme si la dernière n’avait pas fait assez de mal ! Mais il n’est guère temps de se lamenter, peux-tu te lever et marcher ? » 
Sans-nom se redressa sur sa couche sans éprouver de vertiges. Les maux de tête, évanouis. Il fit quelques pas dans la minuscule cellule où le globe à feu dispensait une pâle clarté. Il s’observa avec étonnement. Il était habillé comme un serviteur humain des Matriarches d’Olt. Une tunique brune de bonne texture, serrée à la taille par un ceinturon à large boucle, une culotte traînant au sol, trop grande pour lui, des sandales lacées sur les chevilles. Dans cet accoutrement anonyme, on l’imaginait sans difficulté au service de la Shaïa Aliéa Shalipihanogua. Il découvrit le havresac qui reposait au sol, dans un coin de la pièce. Jusque-là la pénombre avait suffi à masquer sa présence. C’est avec un grand soulagement qu’il constata que rien ne manquait de son précieux contenu ; ni le livret de Nashie, ni la flûte de Vieux Saule, encore moins l’écusson des Maîtres-dragon. Il le caressa un long moment avant de glisser la chaine autour de son cou. Sentir sa présence contre sa peau nue lui apporta un certain réconfort. Il retira une flasque en cuir qu’il remplit à la cruche. Puis il but longuement sous les encouragements de la mystérieuse protectrice.
« Sans-nom, il va nous falloir trouver un moyen de fausser compagnie à ces tristes sires avant d’atteindre la cité d’Olt. C’est crucial. Tu n’es pas encore prêt à affronter les Quatre, ni la Sagesse, de surcroît. Connais-tu une plante que l’on nomme « Caliandre » ou « tapis veineux » ? »
Sur une pensée négative de la part du prisonnier, assis sur sa couche, Bonne-amie continua sur un ton professoral.
« C’est une mousse assez commune que l’on trouve fréquemment au pied des feuillus, dans les boisées du Continent. Ses ramifications sont complexes, d’aspect touffu. Ses feuilles vertes et raides se terminent en petites pointes rouge sang, reconnaissables entre toutes. Ce tonique parfait contrecarre les effets de l’Ellagone. Dès que l’occasion se présentera, tu en ramasseras et la dissimuleras dans tes poches. Il suffit de la mâchouiller lentement. Le gout est un peu désagréable, terreux, mais supportable. Avale avec parcimonie ce que l’on te donnera d’ici-là, je te le recommande. Il existe de nombreux moyens d’administrer l’Ellagone. En fait, le mieux serait de t’abstenir de boire l’eau-de-nifoil que ce démon te propose avec tant de largesse bien que, j’en ai peur, tu ne puisses rien lui refuser. L’Ellagone doit être administrée régulièrement pour maintenir le sujet dans un état végétatif et l’empêcher ainsi de percevoir l’Onirie. L’âpreté de l’eau-de-nifoil masque à merveille la présence du poison. Alors profite de la moindre occasion pour te soustraire à leur sollicitation. 
— J’essaierai, promit l’enfant au bord des larmes. »
Bonne-amie s’absenta quelques longues minutes. Sans-nom demeura immobile, l’âme en peine. Tromper la vigilance des Protecteurs lui paraissait envisageable. Seulement fuir alors qu’il tenait à peine sur ses jambes, il s’en sentait incapable.
« Ne pouvez-vous pas m’aider ? songea-t-il, larmoyant.
— Difficile, mon garçon. Il va te falloir tromper la vigilance des Gris par tes propres moyens mais j’ai ma petite idée. Pour cela, tu vas leur offrir ce qu’ils sont venus chercher à Galadorm : un imposteur, pleutre et vil à souhait. L’ombre d’un Porteur qu’ils mépriseront sans mal avant de la rejeter. Nous allons les battre à leur propre jeu. »