Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
Chapitre dix-neuf : La Fille des Vents (2).
 
Cette terrible prédiction mit un terme à leur conversation. Ils mangèrent un temps en silence. Quand enfin, l’épais plateau de bois fut vide, leurs appétits assouvis, le Dhat Diltoin revint à la charge. Il paraissait déterminé à raisonner son incorrigible nièce.
— Tu ne veux vraiment pas que Glarderun t’apporte son aide ? Je me passerai aisément de lui. J’ai déjà eu à faire avec les Lions d’Opham par le passé.
— Sont-ils si mystérieux et dangereux qu’on le prétend ?
Le montagnard lui sourit en lissant sa majestueuse moustache d’un geste affecté.
— Plus que tu ne peux l’imaginer, fillette, – Il adorait utiliser ce diminutif qu’il savait la mettre en rogne. – bien plus que ça encore. Les jumeaux Log et Heg sont de coriaces négociateurs mais ton oncle n’est pas mal non plus dans son genre. Ne t’inquiète pas pour moi. Alors, ma proposition ?
Lorelanne ne tenait absolument pas à ce que son oncle vienne fourrer son nez dans ses affaires, surtout en ce moment précis, alors qu’elle cherchait à sortir le Maitre-dragon sain et sauf de la Commanderie. Elle s’empressa de refuser poliment.
— Je suis touchée par tant de bienveillance mais je n’ai nul besoin que Jeannus me seconde cette fois. Je m’en sortirai bien toute seule. J’ai juste un service à vous demander, reprit-elle précipitamment en se penchant par-dessus la table, sur le ton de la confidence. Pouvez-vous prévenir mon père qu’il est fort probable que je rejoigne les Brumes dans les quaines à venir. Et je ne serai pas seule. Les frontaliers doivent être avertis de notre venue afin d’éviter tout malentendu.
— J’enverrai un messager au Pasteuris. As-tu besoin d’autre chose ?
Lorelanne réfléchit un court instant.
— Pour l’intendance, je m’en charge. Merci toutefois, mon oncle, je vous adore !

Le lendemain, elle assista, dissimulée à l’ombre du sous-bois, à l’arrivée de la Sagesse Eliléa Glashahadi et de son imposante escorte. Un renfort qui contrariait un peu plus ses plans. A présent, la Commanderie comptait au moins une centaine de lames, sans négliger les pouvoirs des Shaïas. Dans la soirée, elle débusqua enfin celui qu’elle recherchait en vain depuis son arrivée et sur lequel elle fondait tous ses espoirs : le Ser Sigismond Ardevaingt. La Fille des Vents passa la journée à repérer un éventuel guetteur mais elle se persuada finalement que son oncle respecterait les termes de leur accord. Apparemment, il ne chargea aucun servant de sa suite de la surveiller, lui laissant les coudées franches.
Le Shumiet était bien là où elle avait deviné qu’il serait, attablé à une table de jeu dans l’un des innombrables tripots de la foire. Le petit homme au nez en pointe répondant à de multiples noms s’évertuait avec un jeu de dés noirs à accroitre le tas de gals posés devant lui. Un globe à feux jetait des coulées de lumières rougeoyantes sur les trois occupants de la table. Des voiles tendus au-dessus et autour d’eux leur assuraient un semblant d’intimité. Des bouffées d’encens s’élevaient de vasques posées sur des pieds en bronze. Des serveuses, peu vêtues, circulaient entre les espaces de toile pour remplir les brocs que les joueurs vidaient avec une incroyable régularité. La Lhat s’assit sur un tonneau devant l’un des comptoirs, tenu par un colosse barbu. Il lui remplit une coupe de vin sirupeux, fortement alcoolisé, sans lui adresser le moindre mot. Plusieurs consommateurs lui jetèrent des regards appuyés qui finissaient toujours par s’attarder sur la longue épée qu’elle portait au côté. Aucun n’osa l’aborder. La Fille des Vents observait avec curiosité Sigismond. Il était fort représentatif du Shumiet comme on se l’imaginait, vêtu d’une tunique ornée de boutons en argent et du plaid traditionnel, croisé sur la poitrine et fixé avec une broche au niveau de l’épaule. Son pantalon confectionné avec le même tartan que son plaid. Son bonnet plat s’ornait d’un bouquet de glands. Volubile, il faisait face avec une décontraction évidente à deux marchands enrubannés à la mode d’Aléaléam qui le dominaient de leurs carrures plus que respectables, le crâne rasé de frais.
Lorelanne attendit un long moment que la partie de dés noirs ne s’achève. L’amoncellement de piécettes trouées fluctuait bizarrement chaque fois que l’un des lourds Aléalais s’agitait sur son trépied, excédé par la réussite insolente du petit Shumiet. Une servante apportait régulièrement des brocs d’un breuvage mousseux. Sigismond l’accueillait avec une boutade ou un clin d’œil égrillard qui soulevait des rires gras de la part de ses partenaires de jeu. Finalement les deux hommes le saluèrent et se retirèrent en maugréant, apparemment peu satisfaits de leurs gains. Alors la jeune fille en profita pour venir s’assoir à la table. Il la dévisagea d’un air interdit puis un sourire sucré fleurit sur ses lèvres. Il retira la coiffe en la saluant avec style.
— Dame, si vous désirez vous encanailler au jeu, je vous aurais volontiers offert mes services mais la nuit est hélas fort avancée. N’y voyez aucune offense, ma jolie, – Ses yeux pétillaient avec humour. – je quittais les lieux. Demain peut-être…
La Fille des Vents se pencha par-dessus la table et dévoila son visage. Une onde de désir plissa les lèvres du petit homme. Le sourire s’élargit, carnassier.
— Je ne suis pas là pour perdre mon temps avec les dés. J’ai besoin de vous, Ser Ardevaingt, ou qui que vous soyez en ce lieu !
Sigismond ne montra aucun signe de surprise. Seulement il observa avec une attention nouvelle son interlocutrice. Sa beauté le subjuguait et sa jeunesse l’intriguait. « Dangereuse ! » ce qualificatif lui vint immédiatement à l’esprit. « Prudence, se gourmanda-t-il en secret, voyons ce que nous cache un si ravissant minois. »
— Mon aide, oh ! oh ! Damoiselle, – Il appuya sur le terme. – c’est me faire bien des honneurs. Et en quoi puis-je vous rendre service ?
— Nous avons un ami en commun. J’ai besoin de votre concours pour le sortir d’un très mauvais pas. Et le plus tôt sera le mieux.
— Un ami ?
— Sans-nom, l’auriez-vous déjà effacé de votre mémoire ? Là-bas, dans la clairière près du village d’Oquat, vous lui avez porté assistance. Grâce à vous, il a gagné Galadorm et échappé au Rat. A présent, il a besoin qu’on le soustraie à la vigilance du premier Clan. Il est arrivé hier à Esorit sous bonne escorte. Aidez-moi à pénétrer dans la Commanderie ! Aidez-moi à le libérer !

Elle parla d’un trait, les yeux brillants. Ses mains se tordaient. Tendue, elle le fixait intensément. « Comme elle est belle, songea le petit homme. Pour peu, je pourrais en tomber follement amoureux ». Cette pensée l’amusa, lui qui ne pouvait aimer, du moins comme les humains se targuait d’en éprouver les frémissements. Enfin, Sans-nom donnait signe de vie. Depuis son arrivée à la foire, il espérait la venue du Prédestiné. Ardevaingt réfléchissait à toute allure. La belle se trompa sur les raisons de son silence. Un voile de colère obscurcit les yeux pâles et, les mains sur les hanches, elle l’affronta, le visage soudain fermé, dur comme le roc. Un peu plus, elle se serait jetée sur lui, toutes griffes dehors.
— Tout doux, petite, tout doux, s’exclama-t-il, réfrénant avec peine un soudain accès d’hilarité. En effet, j’ai l’honneur d’être un bon compagnon de ce garçon. Je l’aime bien, croyez-moi. Et je le reconnais bien là. Il n’a pas son pareil pour se fourrer dans les pires pétrins mais j’ignorais son talent quant au choix de ses ambassadrices. Ainsi, vous affirmez qu’il serait ici, à Esorit. Racontez-moi cela par le menu en commençant par le début !
A cet instant, une fringante servante déposa sur la table des brocs gorgés de mousse. Sigismond lui décocha une œillade enflammée et s’abreuva en couvant d’un regard charmeur la visiteuse. Cette dernière dédaigna la boisson. Elle déposa devant elle la longue lame d’un air de défit puis elle lui décrivit les évènements intervenus dans la cité des Miroirs. Comment Sans-nom s’était vu affubler du titre de Maître-dragon et le départ précipité dans la voiture du Mystic Alory Amidiel. Elle lui fit part de ses craintes et du plan qui avait germé en elle. Profiter du passage obligé à la Commanderie d’Esorit pour le ravir à ses geôliers. Il courait un terrible danger. Elle le pressentait. Sigismond l’écouta attentivement sans l’interrompre une seule fois. Il connaissait déjà certains détails par les rumeurs qu’il avait recueillies et se forgea rapidement une opinion. De plus, cette requête concordait admirablement avec ses propres objectifs.
— Parfait, acquiesça-t-il en saisissant la seconde chope qu’il maintint un instant à hauteur des yeux avant d’y plonger les lèvres avec gourmandise. Jeune fille, où êtes-vous installée ?
— A l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, dans le quartier des Tisserands.
— Excellent, je connais bien Gallum. C’est un homme discret. Vous allez rentrer à l’auberge et vous m’y attendrez. Le temps m’informer de notre affaire. Je découvrirai aisément ce qui se trame derrière les murs de la Commanderie.
Sur un hochement de tête de la Fille des Vents, il poursuivit en baissant la voix : « Peut-on connaître vos intentions, une fois notre ami libéré ? »
— Nous gagnerons les Thielvériles, répondit-elle évasivement.
Le Ser Ardevaingt la regarda d’un drôle d’air. Comme le Destin lui facilitait la tâche, c’en était affligeant. S’il s’était écouté, il aurait déposé sur les adorables joues cuivrées un bécot dépourvu de toute innocence. Pourtant, sans laisser entrevoir sa jubilation, il poursuivit sur un ton interrogateur : « Il me semble que le garçon se rendait à Hyenl. Mais, peut-être a-t-il changé d’avis après ses drôles de mésaventures. »
- Il me suivra au Nord, répéta énergiquement Lorelanne, le fixant droit dans les yeux.
« Alors ça, je n’en doute pas, songea-t-il avec une pensée amusée pour Sans-nom. La belle ne s’en laissera pas si facilement conter. »

Le lendemain matin, le Troisième de Kolma, le petit homme au nez pointu rencontra de nombreuses personnes sur les quais et dans les entrepôts fournissant en vivres et boissons l’intendance de la Commanderie. Ensuite il parcourut les allées de la foire des Grands Calmes. Il récolta, ici et là, une foule de ragots des plus édifiants. Vers la mi-journée, il emprunta la route qui, en pente douce, rejoignait la cité fluviale puis il obliqua vers la Commanderie. Comme Lorelanne précédemment, il inspecta les abords de la massive construction dont les portes restèrent obstinément closes. Des silhouettes, nombreuses, se devinaient sur les chemins de ronde. Il se dissimula à la hâte pour échapper à une patrouille qui inspectait les collines boisées à l’arrière des murs. Enfin il se rendit en ville auprès de la Fille des Vents. Elle l’attendait avec impatience dans la grande salle décorée de poutres et de boiseries laquées, pratiquement vide en cette fin d’après-midi. Elle l’assaillit de questions pendant qu’il se restaurait d’une fricassée de volaille et d’un petit-gris des coteaux de la rive est. Ils convinrent de plusieurs dispositions puis le Shumiet retourna à la foire s’adonner avec délectation à ces passe-temps favoris : le jeu et l’ivresse.
Le lendemain soir, le Ser Ardevaingt prit le chemin de la Commanderie alors que l’horizon, au-delà des collines, s’éclairaient des feux de la foire. Dans la journée, il s’était longuement entretenu avec la jeune fille, s’assurant qu’elle pourrait l’instant venu participer activement à l’évasion de l’Eliathan. Le petit homme gagna le chantier d’abattage désert qui s’étendait jusqu’à la muraille. Il se glissa parmi les troncs et les tas de branches entreposés dans un grand désordre. Dans l’obscurité grandissante, il n’y avait guère de chance qu’il soit aperçu d’éventuelles sentinelles. Avec obstination, il rechercha l’endroit où s’élevait un enchevêtrement suffisant de chênes, d’ormeaux et de noyers principalement, abattus, certains mis à nus de leurs branchages, qui attendaient la venue des scieurs de bois. En son milieu, l’amoncellement de futs affleurait les hourds sinistres et aveugles. Alors, satisfait de sa trouvaille, le petit homme s’assit, le dos à la muraille. Il posa la tête sur les genoux repliés. Puis il ne bougea plus d’un iota. Enfin sa poitrine cessa de battre.
Alors une brise légère s’éleva jusqu’au chemin empierré où veillaient les gardes. Elle glissa le long des créneaux puis s’engouffra dans une tour et dévala l’escalier en colimaçon sans rencontrer âme qui vive. Le vent capricieux souleva tentures et rideaux de cuir, se faufila dans les salles, les réserves, les cuisines et les chambres, utilisa le moindre interstice pour explorer chaque recoin de la Commanderie. Il souleva des grognements excédés chez les Hommes Gris et des cris suraigus, effrayés, de la part des Mères aux visages scarifiés. Il prit un malin plaisir à semer un désordre improbable en des lieux qui n’avaient jamais connu le moindre zéphire. Dans une minuscule cellule tendue de voiles cramoisies, il observa longuement une femme assise sur le bord de l’unique meuble, un lit étroit au coffrage de noyer. La Matriarche Eliléa Glashahadi parcourait un ouvrage recouvert de cuir vert en marmonnant à voix basse. Soudain l’intrus s’aperçut qu’elle pleurait, le visage animé d’affreuses convulsions. Il s’échappa sans s’attarder davantage.
 
Un certain temps fut nécessaire pour visiter l’intégralité de l’imposant édifice. Pour s’élever jusqu’à la charpente en bois, jouer dans l’entrelacement complexe de croix en chêne du beffroi qui abritait l’énorme cloche du ban, puis pour se glisser dans les soubassements humides et infestés de rongeurs, depuis longtemps délaissés. Au troisième étage, il débusqua le prisonnier, allongé sur sa couche, apathique, en tenue princière. Le doux courant d’air effleura la nuque du rêveur, souleva des mèches et chercha à communiquer avec lui mais sans succès. Il inspectait la porte et son verrou lorsque quatre Gris, armés jusqu’aux dents, approchèrent dans des cliquetis d’acier. Les varts tirèrent leur hôte de sa chambre. Ils l’emportèrent manu militari dans une grande salle décorée pour l’occasion. Le vent, curieux, se nicha au sein de l’obscurité des voutes. Spectateur silencieux, il observa l’arrivée de la Sagesse. Il reconnut, effaré, la femme qu’il avait vue se lamenter quelques instants plutôt dans une cellule austère. Puis il suivit l’empoignade entre son ami et Eliléa, l’intervention miraculeuse du Néogrine et l’étrange revirement de la Femme Grise qui célébra haut et fort la légitimité de l’Eliathan, l’invitant à rejoindre les Quatre à Olt. Sur ses entrefaites, Sans-nom regagna la chambre sous la surveillance des Matriarches. Le vent, lui, resta sur place. La Sagesse excitait sa curiosité. Son comportement emporté, insensé, le troublait au point de faire naitre en lui une urgence. De la part de l’intrigante, il soupçonnait une malveillance. Elle le guida jusqu’à l’armurerie. Ainsi assista-t-il à la désignation des Assassils par le Mystic Alory Amidiel. Alors la peur le saisit. Lorsqu’il regagna la basse-cour pavée, la nuit s’installait confortablement, paisible et moite. Une vraie nuit de Kolma, sous un voile étoilé à l’infini. La cour vide, les coursives désertes. Aux prises avec un sinistre pressentiment, Sigismond, une fois redevenu lui-même, s’enfuit de la Commanderie en direction de la cité portuaire.
Un peu plus tard, le ser Ardevaingt entrait précipitamment dans la salle principale de l’auberge de l’Oie-Qui-Dort. Il prit à peine le temps de s’éponger le front. Le souffle court, il gagna l’étage sous le regard méfiant des noctambules attablés. Il frappa au huis et attendit impatient qu’on lui ouvre. Lorelanne parut, vêtue telle qu’il l’avait quittée plutôt dans l’après-midi. Le lit n’était pas défait. La jeune fille l’attendait. Elle ouvrit de grands yeux en constatant son désordre. Le visage en pointe ruisselait. Ahanant comme une forge, il lui fit signe de s’assoir sur l’unique chaise de la pièce avant de se tomber à la renverse sur le lit.
— Si vous voulez aider le garçon, il n’y a pas une minute à perdre. Il est bien retenu à la Commanderie. Mais plus pour très longtemps. Un sinistre forfait, pour sûr, s’y prépare. Je dirai même que, sous peu, notre ami aura de graves ennuis. Si ce n’est pas déjà accompli.
Lorelanne n’eut besoin d’aucune explication supplémentaire. Elle attrapa l’arc court, revêtit le manteau à large capuchon.
— Je vous suis, dit-elle d’une voix ferme, presque hargneuse. Malheur à celui qui osera porter la main sur lui.
Sigismond lui jeta un regard admiratif puis sortit. Ils se glissèrent dans la nuit profonde, empruntèrent des voies obscures, peu fréquentées, traversèrent la cité assoupie. Ils n’échangèrent aucune parole. Sigismond marchait devant d’un pas souple, l’œil aux aguets. Lorelanne se maintenait à sa hauteur avec un peu de peine. Le corset, porteur de plusieurs fins couteaux de lancer, lui bloquait la respiration. La corde de l’arc lui barrait la poitrine et gênait la fluidité de ses mouvements. Ils se retrouvèrent à l’arrière de la Commanderie dans le fouillis du chantier d’abattage. Les remparts paraissaient inexplicablement déserts, renforçant leurs craintes. Le petit homme se faufila dans le fouillis de troncs et de branchages qu’il avait longuement observé quelques heures plutôt.
— Pourrez-vous escalader cet enchevêtrement jusqu’aux coursives sans tomber ? C’est hélas le seul moyen que j’ai à vous proposer pour pénétrer à l’intérieur.
La Fille des Vents lui adressa une grimace de défit. Elle détacha la boucle du manteau. Puis elle entreprit l’escalade, les yeux rivés sur le chemin de ronde. Le petit homme surveilla son ascension jusqu’à ce qu’elle se fonde avec les ténèbres du mur. Ensuite il s’installa au sol, jambes croisées, et s’assoupit. Du moins en apparence. Lorsque l’adolescente atteignit le haut de la muraille, elle enjamba l’énorme moellon prestement. Alors elle sentit contre la joue comme un souffle de vent tiède. Une risée innocente qui suspendit un instant sa progression. Puis elle bondit sur le chemin de ronde et observa la basse-cour en contrebas. Nulle part aucune présence humaine. L’inquiétude grandit en elle.

La Fille des Vents gagna la cour intérieure sans rencontrer quiconque. Un Sort Silencieux l’enveloppait. Le moindre heurt immédiatement étouffé dans l’œuf. Mélina des Pierres-Vives aurait été fière d’elle. Elle maîtrisait avec une facilité déconcertante les Arts Mineurs que la Shashane lui enseigna enfant. Dans l’ombre de la poterne, elle sonda les bâtiments devant elle. Le petit homme au nez en pointe ne mentait pas. A l’arrière de l’imposante construction se trouvaient les réfectoires et les cuisines, des dortoirs et une salle d’armes, à la base de l’imposant beffroi. Au sous-sol, les réserves de la Commanderie, entreposées dans de vastes caves basses et voutées. Apparemment, les Hommes Gris étaient consignés dans les dortoirs collectifs. Leurs auras brillaient faiblement. Preuve que nombre d’entre eux dormaient. A l’avant, des cellules vides sauf celles du premier étage. Là se recueillaient les Matriarches. Elle se retira précipitamment de peur que l’une d’elles ne surprenne sa présence. Avec soulagement, elle découvrit Sans-nom, assoupi, dans une chambre du troisième étage. Sauf.
Courbée en deux, elle traversa l’espace pavé qui la séparait de l’escalier monumental donnant sur le rez-de-chaussée. L’ivresse de la chasse, une compagne familière, l’envahit et elle l’accueillit avec plaisir. L’obscurité ne la gênait en rien. Elle s’y déplaçait avec une aisance acquise dans les Lisières. Elle grimpa lestement la volée de marches hautes puis se glissa à l’intérieur du hall étroit. Des râteliers en bois sombre dissimulaient la plus grande partie des murs. Un silence sépulcral régnait au sein de la pénombre, à peine battue en brèche par une lanterne perchée au bout d’une applique en fer forgé. Lorelanne retint son souffle. Elle sonda les deux salles mitoyennes qui s’ouvraient sur sa droite : désertes. Elle s’avança en longeant le mur d’armes blanches. Piques et lances courtes, épées et sabres, haches et arcs sommeillaient là dans l’attente d’un futur combat. Des boucliers ronds, en cuir et sans fioritures, pendaient hors de portée. Devant elle, un escalier bordé de panneaux ajourés conduisait aux étages. Elle délaissa le couloir enténébré qui s’enfonçait en direction du domaine des varts. Finalement, l’étonnant confinement des guerriers gris dans leurs quartiers lui facilitait la tâche. Elle n’en était que plus inquiète.
Eclairée par des globes à feu blafards, une galerie aux murs recouverts de marqueteries et au plafond en voute plate, orné de motifs célestes peints, abritait les portes closes derrière lesquelles s’étaient retirées les Mères des Clans. La jeune fille hésitait à s’y engager. Pour poursuivre l’ascension, elle devait parcourir une toise au risque de se retrouver nez à nez avec l’une des Shaïas aux puissants pouvoirs. Les siens en comparaison n’étaient que broutilles. Leur proximité s’imposa comme une douleur sourde. Elle franchit précipitamment le palier. Le silence s’imposait, insupportable, empli d’une menace qu’elle ne parvenait pas à identifier. D’invisibles présences se mouvaient quelque part entre elle et le garçon. Elle pressa le pas. Parvenue enfin au troisième palier, une fine pellicule de sueur perlait la peau miellée. Son cœur battait la chamade. La galerie ne comptait que six portes closes disposées en quinconces. Les murs nus, peints aux deux tiers en blanc, le reste et la voute d’un bleu pastel. Des globes à feu étaient enchâssés dans la pierre au-dessus de chaque porte. L’une d’entre elles, la plus éloignée, s’ouvrit lentement. La jeune fille recula, descendit une marche afin de s’abriter dans l’encoignure. Sans-nom parut. Il tenait le havresac de la main gauche. Il hésita un instant puis il s’avança lentement dans sa direction en fournissant des efforts visibles pour se déplacer le plus silencieusement possible. Surgissant d’une des cellules, une ombre se dressa devant lui. L’Homme Gris portait un Shagor. Il brandit un long poignard, large de lame, dont il frappa l’adolescent médusé.
 
Sans-nom atteignait la dernière porte du couloir quand l’Assassil surgit devant lui. Il connut un instant de panique, une peur viscérale qui lui sauva la vie. Dans un geste instinctif de défense, il brandit le sac aux lanières de cuir devant son visage. La lame s’y ficha puis le meurtrier officieux du premier Clan sursauta violemment, battit l’air avec les bras et s’effondra au sol. Figé de stupeur, Sans-nom découvrit une hampe et ses empennes vibrer entre les épaules du Gris. Les mains de l’Assassil labourèrent le plancher dans un ultime spasme.
Bondissant de nulle part, l’inconnue lui attrapa la main. Elle l’entraina à sa suite vers le gouffre ténébreux de l’escalier. Dans une sorte de rêve éveillé, Sans-nom respira son parfum. Alors naquit la certitude qu’il survivrait à cette nuit. Arrivée à hauteur du second palier, la Fille des Vents se tourna vers lui et posa un doigt fin sur ses lèvres. Il acquiesça, subjugué. Elle le quitta. Il ressentit comme une incommensurable perte. Elle était venue le sauver, lui, dans cette nasse infernale. L’archère qui, une fois déjà, empêcha les gorgys de l’atteindre alors qu’il était inconscient, dans les parcs de Galadorm. Lorsqu’elle réapparut, il lui sourit timidement. Elle le dévisagea d’un regard amusé : « Restez près de moi, Maître-dragon ! En silence ! l’assassil n’est pas seul. »
Puis elle se coula vers l’escalier qui menait au premier étage, évitant les flaques de lumière des globes. Brusquement, la Fille des Vents se figea. Sans-nom manqua la heurter. Délicatement, Lorelanne retira une courte flèche du carquois qu’elle portait lacé sur la cuisse droite, puis une seconde qu’elle déposa au sol près de la première. Sans-nom l’observait avec intérêt. Les gestes précis, l’attitude concentrée à l’extrême. A chacune, elle ôta le capuchon qui en couvrait la pointe empoisonnée puis elle saisit son arc, ridiculement petit et courbé à l’extrême, et encocha une flèche sur la corde. Elle fixait le sommet des marches. Sans-nom retint son souffle. L’assassil prit pied sur le palier. L’arc frémit. La flèche le cueillit avant même qu’il ne les aperçut. Une ombre jaillit par-dessus le corps, dévia dans leur direction. Mais déjà un second trait mortel filait à sa rencontre. Cruelle, la mort l’empêcha d’accomplir son funeste dessein.
Sans se retourner, Lorelanne entraina Sans-nom en enjambant les corps figés par le poison. Ils parvinrent sans difficulté à rejoindre le hall de l’entrée. Sans-nom avait la tête qui lui tournait un peu. Sa compagne le lâcha pour gagner la porte à double battant. Elle cherchait à s’assurer que la cour était toujours déserte. Comme elle passait devant la première salle, une ombre la ceintura par derrière. Elle rua et de balança son corps et ses bras mais l’Homme Gris possédait une force peu commune. Il gronda son mécontentement en resserrant l’emprise. Sans-nom se précipita au secours de la belle. Seulement l’assassil le surveillait du coin de l’œil. Il lui décocha un coup de botte qui projeta le garçon contre un râtelier, à moitié assommé, et provoqua un tumulte assourdissant. La poitrine broyée, la Fille des Vents suffoquait ; des larmes de frustration lui montèrent aux yeux. Puis elle sentit une douce caresse amicale glisser sur sa gorge comme un baiser innocent. Dans un semi-brouillard, elle entrevit les armes qui paraient le mur opposé se soulever dans les airs et s’abattre, une à une, sur eux. Sous l’effet de la surprise, son agresseur desserra un temps la prise. Maladroitement, il chercha à éviter les fers qui se fracassaient au sol. La Lhat profita de l’occasion pour échapper à l’étreinte. L’instant suivant, elle frappait le géant à la gorge avec l’un de ses couteaux de jet. Le sang jaillit. Les yeux exorbités, le vart étreignit la plaie sous son capuchon. Il tomba à genou devant son bourreau qui frappa une seconde fois, puis une troisième. Impitoyable. Lorelanne courut jusqu’à Sans-nom qui se relevait péniblement. Il balbutia quelques paroles incompréhensibles en se tenant le dos, le regard fixé sur l’Homme Gris qui agonisait au sol.
— Vite, l’incita l’inconnue, avec ce tintamarre, impossible que les Matriarches n’aient point entendu. Dans une minute, cet endroit va grouiller d’indésirables.
Ils traversèrent la cour en courant sans chercher à dissimuler leur fuite. Il n’en était plus temps. Ils grimpaient les marches étroites de l’escalier en colimaçon qui menait aux coursives lorsque le glas s’éleva derrière eux. L’alerte, lugubre, les força à accélérer. Lorsqu’ils débouchèrent sur le chemin de pierres, la basse-cour était envahie par des Hommes Gris portant des flambeaux, gesticulant et courant dans un désordre indescriptible. Heureusement pour eux, dans cette épouvantable pagaille, aucun d’entre eux ne pensa à lever la tête. Au pied de la muraille, Sigismond se précipita au-devant d’eux. Il étreignit le garçon en se félicitant d’un rire haut perché. Ensuite il adressa à la jeune fille un clin d’œil appuyé.
— Bravo, fillette. Quelle remarquable prestation ! Filons au plus vite. Si j’en crois mes oreilles, votre évasion n’est pas passée inaperçue. Sous peu, les bois grouilleront de monde. Mais ce qu’ils ignorent, précisa-t-il en pointant un index vers les murs d’où sourdait un grondement menaçant, c’est que nous possédons un avantage indéniable sur ces messieurs du Gris Royaume…
Les fugitifs le fixèrent incertains. Son sourire s’élargit, triomphant. Ses yeux pétillèrent de malice. Puis, se désignant des deux mains, le petit Shumiet s’exclama avec humour : « Mais moi, voyons. Evidemment. Jamais personne ne réussira à capturer le Ser Sigismond Ardevaingt, je vous le certifie. » Se fondant alors dans les ombres de la forêt, le trio pressa le pas vers la foire des Grands Calmes.

Chapitre vingt : La bataille de la Foire.
 
Etonnamment, des voiles diaphanes, de teintes ocre et jaune, dissimulaient les planches en bois des murs mal dégrossis. Des tapis épais, richement tissés, couvraient le sol en terre battue. Il se dégageait de l’endroit une atmosphère de paix et de sécurité comme un havre au cœur du chaos de la foire des Grands Calmes. On y accédait par un incroyable réseau de couloirs étroits, de passerelles branlantes et de panneaux pivotants. Les bras en croix, Sans-nom reposait sur la couche démesurée, surélevée, entourée d’arachnéens tissages soyeux. Assise sur un siège de toile, la Fille des Vents examinait les lieux, suspicieuse. Des effluves, doux et amers, s’échappaient d’un encensoir, posé sur un trépied en fer forgé. Des coffres à pied, ventrus, meublaient l’espace en compagnie d’un somptueux pupitre sur lequel reposait un lourd ouvrage dont la reliure en bois était recouverte d’une étoffe vert amande. Les flacons et les pichets à demi vides qui encombraient une petite table ronde laissait supposer que le Ser Ardevaingt s’adonnait plaisamment à la boisson. D’un œil amusé, la Fille des Vents releva également la présence suspecte de vêtements féminins sur un banc, aux côtés de flacons de parfums et de pots en grés d’onguents, de crèmes et de poudres. Apparemment, le shumiet prenait soin de sa petite personne, comme en témoignaient un nombre impressionnant de vêtements richement parés et soigneusement pliés et ordonnés, posés sur la tablette d’un coffre bas.
Sigismond entra, le sourire aux lèvres. Il secoua sa chevelure blonde et ondulée, puis poussa un soupir d’aise. Il apportait un paquet de vêtements qu’il déposa près du garçon.
— Cela fera l’affaire, mon gars. J’espère qu’ils ne seront pas trop grands. Difficile de juger en ton absence et trop peu de temps pour vérifier. Mais je connais une ribaude dont le fils a à peu près ta stature. Elle me doit quelques services.
A son entrée, Sans-nom se redressa sur un coude : « Merci, Sigismond ! ». Il sauta sur ses pieds et se dévêtit rapidement pour échanger la tenue de servitude des lippys avec un pantalon court, lacé au mollet, et une chemise de toile saumon à large col. Il enfila ensuite un solide pourpoint ajusté, sans fioritures. Sigismond observait avec curiosité le médaillon qui pendait sur l’étroite poitrine glabre. La Fille des vents, elle, détourna les yeux avec pudeur. 
— Il ne reste plus qu’à espérer que les Matriarches nous laisseront tranquilles jusqu’à l’aube, poursuivit le Ser Ardevaingt. Certains prétendent qu’elles vous retrouvent n’importe où, que personne n’échappe à leur vigilance. Nous n’en avons pas fini avec elles et leurs porte-lames. Plutôt nous quitterons Esorit, plutôt nous serons en sécurité !
Après quoi, il adressa un sourire charmeur à la visiteuse revêche qui le toisa froidement. Le petit homme affable lui mettait les nerfs à vif. Sans-nom confirma les dires de leur hôte d’un ton lugubre. Echapper aux Hommes Gris ne serait pas une mince affaire, surtout après cette nuit. La fin tragique des assassils pousserait les Protecteurs aux pires extrémités. Il se félicitait de s’être échappé de la Commanderie mais en craignait déjà les conséquences pour ses nouveaux amis. Il s’étira en pleine cogitation, les yeux mis clos.
— En effet, les Mères des Clans n’en resteront pas là, je vous l’assure. La Sagesse désire ma mort. Honnêtement, je ne sais pas pourquoi. Je ne la comprends pas. Elle agit comme si j’étais leur ennemi juré. Et je connais bien les Gris, ils ne mettront pas longtemps à retrouver notre trace. Cette fois, pourtant, je ne leur permettrai pas de m’approcher. Le Gasthil m’a enseigné comment protéger mon esprit des intrusions pour échapper aux gorgys. C’était un excellent maître – Sa voix trembla soudain. – et, même si l’Onirie m’est encore interdite à cause de l’Ellagone qui coule toujours dans mes veines, je peux aisément me soustraire à leur attention. Du moins je le crois, reprit-il sur un ton moins convaincant.
— Voilà qui nous rassure.
Sigismond réfléchit un instant puis ses yeux brillèrent d’une lueur dangereuse.
— De mon côté, je vais leur jouer un petit tour qu’elles ne risquent pas d’oublier de sitôt. J’ai quelques préparatifs à effectuer en ce sens, faites-moi confiance. Il reste à peine trois heures avant l’aube. Ensuite nous quitterons la foire avec le premier charroi. Décidément, cette histoire risque de me coûter une petite fortune. Mais quel plaisir de te revoir vivant, jeune homme. Tu sembles avoir le don de t’attirer les pires ennuis et de te faire des ennemis de poids. 
Il ramassa les nippes délaissées par son jeune compagnon, les roula en boule et les plaqua sous le bras. A l’allusion des dépenses occasionnées par leur fuite, Sans-nom attrapa le havresac. Il fouilla à l’intérieur. Il en sortit une poignée de feuilles de chêne argenté. Il y avait là une petite fortune. Il les tendit à Sigismond.
— Il m’en reste quelques-unes, tissées avant mon départ de Galadorm. Prends-les, mon ami, et règle nos frais avec. Je te dois ma liberté et certainement la vie. Si vous n’étiez pas venus à mon secours, les assassils m’auraient sans nul doute occis à l’heure qu’il est.
Le Shumiet examina de près les feuilles de forme lobée. Il soupesa l’une d’entre elles d’une moue approbatrice puis la porta à sa bouche pour y mordre avec circonspection. Le tissage résista. L’ouvrage possédait une finesse incomparable et les détails en étaient troublants. Il les glissa dans une poche ventrale sous sa veste colorée. Son sourire s’élargit alors qu’il tapotait le tissu.
— Mon prince, quelle largesse ! J’aurai dû deviner que tu y étais pour quelque chose, hein, mon garçon. Il va falloir que nous causions plus longuement dès que nous nous serons sortis de ce mauvais pas. Nous pourrions faire affaire, toi et moi. – Il allait quitter la pièce lorsqu’il se retourna en affichant un petit air malicieux. - Soyez sages, les enfants – Il ricana en voyant la fureur envahir le visage de la Damoiselle. – et, n’oubliez pas, jusqu’à mon retour, les Mères doivent ignorer notre position. La foire n’est pas un refuge aussi sûr qu’elle le parait. Pour ma part, je vais m’efforcer de brouiller un peu plus les cartes.
 
Il sortit sur ces paroles énigmatiques, emportant les vêtements donnés par les Gris. Sans-nom et Lorelanne se regardèrent intrigués. Le garçon retomba lourdement sur les fourrures soyeuses, les yeux grands ouverts, intimidé. La Fille des Vents s’assit près de lui.
— Merci pour votre aide, murmura-t-il en tournant vers elle des yeux piquetés d’étoiles. A Galadorm, déjà, vous êtes intervenue pour empêcher les Gorgys de m’atteindre. Vous me suiviez, n’est-ce pas ? pourquoi cela ?
— Vous m’intéressez, Maitre-dragon. Vous m’intéressez énormément.
Une ombre glissa sur le visage de la Damoiselle. Furtive. Elle réalisa soudain que cet étrange garçon ne l’avait pas associé à l’épisode de la clairière. En une fraction d’éternité, elle décida de ne plus l’évoquer, à quiconque. L’enfuir le plus profondément en elle, avec la honte ressentie alors. Sans-nom rougit. Son regard flancha et s’échappa vers les voiles diaphanes.
— Parlez-moi de vous, susurra la Fille des Vents, dans un souffle chaud qui enflamma son imagination.
Une main innocente s’approcha de la toison brune et rebelle du garçon et lissa une mèche. Il inspira ce parfum si particulier, captivant, qu’il adorait déjà. Il ne s’était jamais senti aussi heureux ni aussi perdu qu’à cet instant. Tout naturellement, il conta son enfance. Là-bas, au cœur de l’océan, entre les murs d’albâtre de la blanche Yrathiel, les folles escapades loin du quartier des Tisseurs d’Ether, les rêveries partagées avec Tyrson, les façonneurs de Rêves et les merveilles interdites qu’il concoctait en secret. Lorelanne ouvrait de grands yeux étonnés. Elle acceptait avec difficultés ce qu’elle entendait, elle qui, pourtant, vivait au sein du mystérieux Pays des brumes, interdit aux étrangers. Puis Sans-nom décrivit sa fuite, chevauchant le moëton, la rencontre avec l’oégir sur le Veilleur, ensuite les cycles de bonheur au sein de la verdoyante Forêt de Brye. Se succédèrent le Gasthil et le nain Sol’Déorm, la Dame de la Ronde des Arbres et ses amis Sil’Léal, Tibelvan et ceux du Peuple Gris, Elie, Yvan et Lido. Parfois il se recueillait en silence auprès de certains souvenirs, goutant la caresse des doigts fins dans ses cheveux. Impatiente d’en apprendre davantage, l’inspiratrice soufflait sur les braises. Alors il reprenait le récit là où il l’avait délaissé. Sans-nom se confiait sans enjoliver le récit ni fanfaronner sur ses exploits.
Cette humilité déconcertait la jeune fille habituée aux rodomontades de ses frères et de ses cousins. Si elle avait dépensé tant d’énergie à le sauver des griffes de la Sagesse, ce n’était d’abord que pour concrétiser cette destinée fabuleuse promise par le Vieil Homme de la Montagne. Deux destins convergeant, s’entrelaçant afin de bouleverser les Equilibres. La Fille des Vents avait passé son séjour dans la cité des miroirs à glaner des informations au sujet du Maître-dragon. La ferveur que son nom soulevait autour d’elle confirma très vite la certitude que Sans-nom ferait un choix fort acceptable. Il lui suffirait ensuite de le modeler à sa convenance. Une simple formalité. Toutefois elle découvrait à travers les propos de l’adolescent un être insoupçonné qui éveillait en elle des sentiments différents, plus profonds, plus sincères, plus puissants. Lorelanne se risqua même à lui révéler une partie, très succincte, de son propre périple hors des Brumes. Pour eux, le temps s’écoula avec une rapidité déconcertante.
Des liens indissolubles se tissèrent dans l’intimité de ce drôle d’endroit. Oubliée la menace des Mères tapies dans la Commanderie à deux pas de la Foire, oubliées les souffrances endurées et la précarité de leurs existences suspendues aux exigences du Destin.
 
Nous étions réunis pour la première fois, grâce en soit rendue aux Dieux Inconstants. J’imaginais alors confusément qu’il n’aurait pu en être autrement, qu’il y avait une raison à cette rencontre. Depuis je sais que je pressentais seulement une part de la vérité. Que nos existences en seraient chamboulées à jamais au risque de se perdre l’une l’autre.
 
Lorsque le Ser Ardevaingt revint, il les trouva ainsi côte à côte, se murmurant une ode voluptueuse. Devant un si charmant tableau, il manqua d’éclater de rire mais parvint à se retenir à temps. Il frappa sèchement dans les mains. La Fille des Vents jaillit de la couche et lui décocha un regard assassin.
— Tout est en place, assura-t-il d’un petit air suffisant. A présent, il est temps de se rappeler au bon souvenir de notre Sagesse bienaimée. On nous attend sur les quais.
Devant leurs mines étonnées, il expliqua en détails le plan qu’il comptait mettre en branle. Sigismond n’hésita pas à s’en féliciter. Quand il eut terminé d’exposer le stratagème imaginé pour échapper aux foudres des Gris, Sans-nom se leva et marcha de long en large. Il hésitait, cherchant une esquive à la stratégie belliqueuse du Ser Ardevaingt. Puis l’image de la Sagesse s’imposa à lui. Sa fourberie, les silhouettes des assassils, le visage dissimulé derrière l’infame shagor. Ces réminiscences noyèrent la conviction qu’il s’apprêtait à déchaîner une tempête destructrice. Eliléa Glashahadi méritait bien une petite leçon. L’Eliathan ferma les yeux, résolu. Ses traits se figèrent.
— Sois un rien provocateur, suggéra Sigismond en remplissant un long sac en cuir d’effets personnels qu’il ramassait ici et là. La colère n’est pas bonne conseillère. Elle empêchera la Sagesse de soupçonner notre embrouille. Nous devons absolument les occuper ailleurs, juste le temps de filer.
A l’orée de son esprit, les tâtonnements qui n’avaient guère cessé depuis qu’ils avaient pénétré dans l’enceinte de la foire des Grands Calmes, se renforcèrent brusquement jusqu’à l’abasourdir. Les Mères du premier Clan exultaient de le débusquer enfin. Il grimaça en baissant les défenses érigées. Il s’adressa à celles qui cherchaient sa trace avec toute l’arrogance dont il se sentait capable. Il enveloppa ses pensées de la colère qui le consumait depuis la révélation de la mort d’Elie, sa chère amie du troisième Clan. Cette douleur embrasa l’Ether. Elle le nimba d’un voile purpurin. Le Porteur d’espoirs ne prit garde qu’il s’exprimait à voix haute sous les regards incrédules de ses compagnons.
— Sagesse, l’Eliathan s’adresse à vous à travers l’Onirie ! Voyez, je revendique ce titre haut et fort… en dépits de vos misérables menaces. Vos dogues ont essayé de m’occire sans succès. Votre bras a armé ces pauvres diables. Je vous considère, seule, responsable de leurs trépas. Venez à moi si vous l’osez, je vous attends de pieds fermes. Seulement n’espérez aucune indulgence de la part d’un Prédestiné. Votre faute ne s’effacera pas. Vous devrez répondre de vos mensonges devant le Peuple Gris, vous et vos maîtres, les Quatre. Tremblez, Eliléa Glashahadi, car je n’aurai de cesse de m’opposer à vos sombres manœuvres. Que les Quatre désespèrent également. A ma venue à Olt, ils répondront de la disparition de ma chère Elie et de ces braves. Les Dieux m’ont choisi, Sagesse ! Nul ne peut s’opposer à ce qui doit être accompli !
L’absence le foudroya. Un silence insupportable, annonciateur d’orage. Les Mères du premier Clan s’étaient retirées, non sans laisser percevoir une déferlante de peur. La Sagesse ne daigna pas répondre. Lorsqu’il rouvrit les yeux, le garçon découvrit Lorelanne et Sigismond qui le contemplaient stupéfaits. Le Ser Ardevaingt applaudit et le complimenta, radieux. La Fille des Vents se montra plus circonspecte. Qu’importe le mal était fait ! Le Shumiet balança son sac sur l’épaule et sortit en lançant : « Prenez vos affaires. Ne tardons pas. Après un tel réquisitoire, plus vite nous quitterons la foire et moins nous n’aurons de chance d’y croiser les bras vengeurs des Mères Grises. Sans-nom, à partir de maintenant, repousse tout contact. Qu’elles croient que tu demeures là à les attendre ».
 
A l’entrée de la foire, ils trouvèrent une caravane autour de laquelle s’agitaient des maquignons vêtus simplement de tuniques et de culottes bouffantes pastelles. Ils portaient de longues barbes abondamment fournies et ne tinrent aucunement compte de leurs présences. Sigismond grimpa à l’arrière d’une longue charrette, tirée par deux liots communs, qui transportait des barriques cerclées de fers, marquées de croix vertes. Il s’installa, les bottes sur le marchepied arrière, et leur fit signe de prendre place près de lui. Quelques instants plus tard, le convoi s’ébranlait en direction de la cité fluviale. L’aube pointait à peine, dans un épais cocon de brume. Une petite brise, charriant des bouffées de chaleur, courbait les herbes hautes des talus. Lorelanne se pressa contre Sans-nom. Sa main se glissa dans la sienne sans un regard échangé. Silencieux, le garçon veillait à ce que les remparts mentaux ne fléchissent pas devant les tentatives des rôdeuses. Il ne partageait pas l’enthousiasme de son étrange ami. A présent, il doutait avoir agi avec sagesse. Il craignait que cette bravade ne déclenche une réaction disproportionnée de la part des Gris. Sans-nom avait suffisamment côtoyé nombre d’entre eux pour redouter leur réaction.
Le convoi les conduisit sans péril jusqu’au port, déjà extrêmement animé malgré l’heure matinale. Des journaliers déchargeaient les barges surchargées sur les quais dans une pagaille bon enfant. Guidés par le Shumiet, les adolescents s’éloignèrent vers l’amont jusqu’aux fermes d’élevage. Alors qu’ils quittaient Esorit, du côté de la foire des Grands Calmes, de minces colonnes de fumées s’élevèrent dans le ciel turquoise, annonciatrices de nouvelles calamités. Aucun d’entre eux ne les remarqua, accaparés par la manœuvre de la fragile embarcation.

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La terreur rodait à l’intérieur du massif bâtiment. Une effervescence inhabituelle bouleversait la quiétude de la Commanderie. Le ventail grand ouvert, les murs vides de surveillance. Un premier convoi avait déjà pris la route, emportant les shaïas et leurs lippys dans un long voyage à travers l’immensité des Champs d’Urs. La panique que les menaces de Sans-nom semèrent dans les esprits les poursuivrait au fils des jours et des quaines. Elles ne feraient que renforcer leur conviction fanatique. Les Hommes Gris quittaient les baronnies, fuyaient le démon aux traits d’enfant, se repliaient sur les plateaux pour ne pas perdre leur âme. Qu’ensuite ce scélérat ose y venir ! Unis derrière la bannière du premier Clan, derrière sa Sagesse et les mystérieux Quatre, les Protecteurs de jadis combattront ce scélérat et révèleront aux incrédules des cités humaines la perversité du prétendu Eliathan. Tel fut le message qu’emportait chaque courrier en quittant Esorit, destiné aux Commandeurs au sein des baronnies.
Ralliez-vous à nous ou périssez !
La matinée s’annonçait radieuse. Il ne restait dans la Commanderie qu’une petite troupe hérissée d’acier. Quatre-vingt-quinze guerriers, montés sur des destriers caparaçonnés aux couleurs du premier Clan. Silencieux, immobiles, terriblement effrayants. Les larges ventaux étaient ouverts sur la voie menant à la cité fluviale qui brillait comme un sou neuf sous les premiers assauts de l’astre du jour. Auprès de la voiture oblongue, frappée des armes du Pourfendeur, la Shaïa Eliléa Glashahadi contemplait ses Hommes Gris avec une fierté évidente. Certes les évènements de la nuit s’étaient montrés défavorables. Certes elle jouait de malchance. Toutefois la Sagesse n’était pas femme à se morfondre. Elle possédait à sa disposition une arme formidable – les Protecteurs du premier Clan – et comptait bien l’utiliser afin d’accomplir son dessein criminel. Près d’elle, Alory Amidiel faisait piètre figure. Sa beauté arrogante ternie sous un teint blafard, les yeux cernés, le regard fiévreux. Il revêtait l’armure brillante, la longue Khanna barrant son dos d’acier, la large visière de son casque relevée sur le front. Eliléa s’adressa à lui sans se retourner, d’un ton ferme, presque méprisante envers les tourments qui agitaient le Mystic.
— Ce sera lui ou nous, Alory. Ne t’y trompe pas ! Débusque l’imposteur et tue-le. Les Quatre regrettent déjà notre faiblesse. Ils doutent de notre loyauté. Prouve-leur ton dévouement et ta droiture avant qu’ils ne se détournent de notre cause. L’enfant perdu jure détruire notre clan. Vois tes hésitations, ton trouble, tes souffrances. 
La voix rêche se voilait d’une rage contenue. Elle posa une main fine sur le gantelet gravé et insista : « Haro à la bête immonde ! Pour les Gris ! Pour moi, mon frère ! Pour les Quatre ! Que le sang impur soit justement versé. Souviens-toi, il ne doit pas atteindre notre Terre. Veille à mettre un terme à cette hérésie… ou meurs comme un chien. »
Le Mystic du premier Clan restait obstinément silencieux, la tête baissée. Elle le couva d’un regard appuyé. Ses yeux brillèrent étrangement. Elle tendit le bras et sa main effleura le front perlé de sueur. Le Mystic sursauta. Il se redressa brusquement, les yeux hébétés. Il gémit alors que la suggestion s’incrustait dans son esprit désorienté. Criminelle, elle balaya la fragile flamme de raison qui y brulait encore. Satisfaite, la Sagesse Glashahadi s’enfonça dans l’ombre de l’habitacle velouté, un léger sourire aux lèvres. Ce serviteur zélé avait besoin d’un petit coup de pouce. A présent, elle ne doutait pas qu’il accomplisse la mission pour laquelle elle le préparait depuis plusieurs saisons. Alory Amidiel observa d’un œil atone la voiture s’ébranler puis franchir la porte en compagnie d’autres véhicules, escortés par seulement quatre Protecteurs dont l’indocile Gilendir Amondi. La Sagesse insistait pour que ce dernier l’accompagne à Aléaléam.
Le Mystic ruminait une rancœur funeste en suivant le convoi. A lui seul revenait le fardeau d’éteindre l’incendie que les Mères avaient allumé auparavant. A lui seul le sang et les larmes, la haine et la mort.
Ses dents crissèrent tant il serrait les mâchoires pour ne pas hurler de frustration. Le sort tragique des assassils le bouleversait profondément. Et dire qu’il plaignait le rejeton d’Yr’At’Thiel ! La suggestion, insidieuse, s’incrusta davantage en lui. Elle gommait peu à peu les derniers doutes. Elle réclamait le prix du sang haut et fort. Marchant comme un automate, le Mystic rejoignit la tête de la colonne d’acier. Il enfourcha sa monture et quitta, droit comme un I, l’imposante bâtisse des Gris, ouverte à tous vents, à jamais désertée. A la fourche, les cavaliers s’élancèrent au galop vers la foire des Grands Calmes dont la rumeur lointaine courait par-delà les collines.

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Ashiméol se satisfaisait de son sort. De l’aube au crépuscule, il veillait à l’entrée de la foire, assis à l’ombre de l’appentis qui jouxtait la cahute au toit de chaume. Depuis quatre saisons déjà, il percevait l’octroi pour le compte du baron Atéïas sur les marchandises entrant à la foire. Les granges qui bordaient la voie de chaque côté regorgeaient des prélèvements en nature effectués à chaque nouvelle arrivée. Les conflits étaient extrêmement rares car la sinistre réputation du maître d’Avranches amadouait jusqu’aux plus virulents. Ce brave homme se plaisait à penser, un jour prochain, acheter une petite ferme du côté d’Opham. Seulement, ce matin-là, sa vie bascula d’un coup lorsque, dans des nuages de poussières, approchèrent les guerriers du Peuple Gris. Précipitamment, l’homme au long corps maigre se réfugia dans l’unique pièce du logis. Il les regarda défiler devant lui avec un mauvais pressentiment. Les géants en armures étincelantes franchirent le muret de deux pieds qui délimitait symboliquement l’immense campement de toiles et de baraquements. Inquiet, Ashiméol observa du pas de sa demeure les Hommes Gris mettre pieds à terre dans un ensemble parfait. Ensuite ils se dispersèrent par petits groupes sous le regard étonné des journaliers, des marchands et des voyageurs. La vue des lames incurvées brandies sous les feux célestes assombrit davantage son humeur. Enfin, aux premières lueurs de l’incendie, alors qu’une foule toujours plus compacte fuyait la foire, Ashiméol s’élança à grandes enjambées vers la cité.

Les Hommes Gris s’éparpillèrent dans le dédale de la foire en petites unités de trois combattants. Ils respectaient à la lettre les directives données par les Mères aux premières lueurs de l’aube. Leurs visages disparaissaient sous les visières fendues des casques à cimier. Ils convergèrent vers l’endroit où les attendait l’imposteur sans aucune précaution d’usage, bousculaient avec rudesse le moindre obstacle ou l’impertinent qui se serait dressé sur leur passage. Ils ouvraient des brèches là où le fouillis humain devenait trop labyrinthique à leur gout. Rien ne leur résista. Un tollé de jurons, de malédictions et de cris s’éleva bientôt dans le sillage des guerriers silencieux mais personne n’osa s’interposer. Sur leurs talons naquirent l’incompréhension puis la peur et enfin la colère. Inéluctable issue à cette étrange chevauchée. Ils étaient venus abattre le sacrilège. Celui qui osait endosser le titre respecté d’Eliathan. Celui qui, par de fourbes paroles, pervertissait les saintes Matriarches. L’humain, responsable de la mort de plusieurs des leurs au cours de la nuit passée. Pour ce dernier méfait, les Hommes Gris réclamaient vengeance.