Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Livret Cinq : Les Terres Mortes.
Chapitre vingt-deux : Port-Salut.
L’embarcation filait bon train à une encablure de la rive gauche du Tarad. Le lantin qui la halait hardiment, pesait près d’une tonne. Son long corps gris fuselé se devinait dans l’onde limpide. Puissante, la queue en forme de palette le propulsait sous l’eau avec aisance. Parfois il remontait à la surface lorsque des remous s’opposaient à son avance. Assis à l’arrière, sur le banc de nage, le Ser Ardevaingt fumait la pipe. Il couvait d’un œil innocemment indifférent les autres occupants de la yole, allongés à l’avant, épaule contre épaule, apparemment subjugués par l’animal de trait. En amont d’Esorit, le fleuve paressait en méandres alanguis entre des rives basses, frangées de forêts de roseaux qui accueillaient des colonies d’oiseaux tapageurs. Au-delà s’étageaient de vastes étendues de vignobles et de vergers. Ils aperçurent quelques silhouettes lourdes de fermes isolées, des villages emmurés derrières des coupe-vent de torchis, dressés au nord. A plusieurs reprises, des chalands à fond plat les croisèrent sans que les mariniers ne prêtent attention au fragile esquif.
— Faudrait peut-être penser à se restaurer, les enfants, s’exclama le petit homme en ôtant son bonnet rond.
Il s’épongea le front. Une légère risée masquait l’ardente présence de l’astre diurne en ce début d’après-midi. Sans-nom et Lorelanne l’ignorèrent. Il attrapa l’un des nombreux sacs en toile qui encombraient les flancs rebondis de l’embarcation et en tira un long fromage et une miche de pain au froment. Des pommes roulèrent à ses pieds. En farfouillant davantage, il se saisit d’un flacon opaque au long goulot clos par un capuchon de cire.
— Voilà ce que j’appelle « voyager » ! Quant à vous deux, vous n’aurez qu’à piocher à votre guise si le cœur vous en dit. A cette allure, nous aurons rejoint Khom dans moins d’une quaine.
Finalement, les adolescents s’arrachèrent à leur poste d’observation et vinrent s’assoir auprès de lui. Ils mangèrent en silence en savourant le spectacle, perpétuellement changeant, qui s’offrait à eux. Le garçon aperçut des loutres s’amuser à la bordure des massettes aux longues inflorescences brunes. Les petites têtes se dressèrent curieuses sur leur passage puis elles reprirent leur manège, multiplièrent les cabrioles aquatiques. Sans-nom se tourna vers le Shumiet et la mystérieuse archère. Brusquement le visage juvénile afficha une gravité étonnante. Ils n’avaient guère échangé depuis leur départ du port fluvial, le matin même.
— Grâce à vous, je suis libre d’aller et venir… vivant, ajouta-t-il au souvenir des Assassils entrevus dans la nuit de la Commanderie. J’ai acquis envers l’un et l’autre une dette qui ne peut s’acquitter par un simple remerciement.
— Oh, laissons cela, le coupa précipitamment la jeune fille qui rosissait légèrement.
— Moi, je suis d’accord, intervint le Shumiet, après avoir avalé une longue gorgée de vin. Mais nous en reparlerons plus tard si tu le veux bien. Décidons d’abord de notre destination. Pour le moment, nous nous en sommes sortis sans trop de mal. Pourtant, croyez-moi, les Gris auront tôt fait de retrouver notre trace. Je leur donne une journée, voire deux. Pas plus. Ensuite ils se lanceront à nos trousses. Les Protecteurs n’utilisent pas la voie fluviale. Mais, en crevant quelques uriots, ils réussiront à rejoindre le plateau et à informer les Citadelles de notre venue. On peut leur faire confiance !
Un long silence accueillit cette sinistre prédiction. Sans-nom grignotait le pain recouvert d’une bonne épaisseur de saindoux. Il s’en voulait de leur faire courir davantage de risques. Les Clans n’en avaient qu’après l’Eliathan. A part lui, il supposait qu’ils devraient se séparer au plus vite. Ce qui le chagrinait.
— Continuons vers le Nord, en empruntant la Salèze. Ainsi nous évitons les Sentinelles Grises. Nous remonterons la rivière jusqu’aux Thielvériles.
Le ton était sec, l’injonction sans concession. Ils la regardèrent avec un étonnement évident. Les sourcils du petit homme s’arquèrent sous une profonde réflexion.
A moins que mes connaissances n’aient quelques lacunes en la matière, sachez, chère amie, qu’il n’y a rien, plus au Nord. La Salèze s’enfonce dans les Terres Mortes en suivant la Faille du Lat-Arhim. Au-delà de Port-Salut, nous ne trouverons que quelques communautés isolées. Au contraire, si nous poursuivons sur le Tarad, ce qui me semble être l’option la plus raisonnable, nous longeons la terre des Gris sur une rive et les désertes étendues d’Opham sur l’autre. Certes, deux territoires dangereux. Khom est, dans ce cas, notre prochaine étape vers la civilisation. Et c’est déjà un long voyage.
Elle se tourna à demi vers lui avec un léger sourire, coiffé d’un petit air un rien supérieur.
— Mon peuple vit là-bas, dans les montagnes. Il n’a rien de sauvage comme vous vous plaisez à le croire. Ils nous protégeront, Lole m’en est témoin. Les Protecteurs n’oseront pas franchir les Frontières de brume sans l’autorisation du Pasteuris Dhat Longtoin, mon père, je vous l’assure.
Sa voix grimpa d’une octave. Elle les suppliait presque, soudain au bord des larmes. Emu, Sans-nom lui saisit la main.
— Je vous crois, Lorelanne – Il adorait prononcer ce nom aux consonnances exotiques. – mais Sigismond n’a pas tort. Personne n’a envie d’affronter les cimes enneigées, vous faites erreur. Prenons plutôt à l’est, une fois rendus à Port-Salut. Traversons les Terres Mortes et nous atteindrons Kallègir. Le baron d’Orvilard nous apportera son aide comme il l’a promis à Elie.
D’un air revêche, Lorelanne secoua la tête, sans rien ajouter de plus. Finalement, face à cette rebuffade, le garçon s’avoua vaincu : « Si c’est là votre plus cher désir, nous vous accompagnerons au nord auprès des vôtres. Ensuite il sera temps de se décider… » 
— Touchant ! Vraiment touchant !
Le sarcasme, à peine voilé, agit alors comme un brûlot. Les deux têtes se tournèrent dans sa direction. Elles affichaient un même courroux. Ardevaingt résista au fou rire qui le gagnait. Il les toisa, théâtral, en pointant vers eux un index accusateur.
— Je te vois venir mon garçon. Parce qu’une donzelle te fait les yeux doux, tu serais capable de nous entraîner là où un brave n’oserait se fourvoyer sans y réfléchir à deux fois. Tout doux, tout doux, mes agneaux, – Il présenta ses mains paumes levées, coupant court aux réprimandes puis, plissant des yeux en fixant la jeune fille, il poursuivit sur un ton suspicieux. – je n’ai guère envie de risquer ma peau à courir après des chimères. Ainsi, Damoiselle, vous affirmez que les vôtres vivent dans les contreforts des Thielvériles. Qu’ils n’hésiteraient pas à s’opposer aux Protecteurs ou aux séides du Mur. Et qu’ils n’ont rien en commun avec la racaille des Mortes…
La jeune fille hocha vigoureusement de la tête sans desserrer les dents. Soudain, d’une manière des plus comiques, le Ser Ardevaingt se frappa le front. Il se renversa en arrière, contre la bordée en bois. Il ouvrait de grands yeux, la bouche en rond.
— J’aurais dû le deviner plutôt. Par les Dieux Inconstants, vous êtes… une Fille des Vents. Une Fille des Vents ! Voilà qui me plait énormément. Votre contrée se prénomme le Dhat quelque chose, n’est-ce pas ! le pays au sein des Brumes. Et moi qui n’ai rien soupçonné. Pourtant tout coïncidait parfaitement. Votre hardiesse, votre maîtrise et cette impertinence hautaine. Une Fille des Vents… eh bien, Sans-nom, cette jeune Damoiselle est une personne EXCEPTIONNELLE, sois-en être persuadé.
Sans-nom qui ne comprenait pas un traitre mot au verbiage étourdissant de son ami murmura maladroitement : « Je te crois, Sigismond, une personne exceptionnelle. » Lorelanne apprécia la remarque, avec un plaisir évident. Aussitôt il se sentit bêtement heureux. De son côté, le Shumiet ne se tenait plus. Il exultait au risque de basculer à l’eau. Il remplit le gobelet, salua l’adolescente avant de le vider d’un trait. Une fois cette hilarité passée, Ardevaingt s’essuya les yeux et la fixa, intrigué.
— Vous êtes bien loin de chez vous, jeune fille. Pour quelle impérieuse raison avez-vous entrepris un tel voyage ?
Il se pencha en avant sans quitter des yeux l’adorable minois. Elle portait un chemisier ocre, bordé de dentelles au col et aux manches, largement échancré, sous un court surcot amarante, et un pantalon bouffant, large et soyeux. Le regard du petit homme exprimait l’admiration, et plus encore. 
— J’accomplis ma Quête de Larhal’Dhat’Malh, comme de nombreuses jeunes filles de mon pays le font à l’aube de leur quinzième cycle, petit homme !
Le visage en pointe se plissa sous une grimace de surprise puis Ardevaingt explosa littéralement de rire. Il mit un long moment à retrouver son calme, les yeux débordant de larmes, malgré les foudres d’une Lorelanne scandalisée. Excédée, la jeune Lhat gagna l’avant de l’embarcation où elle leur tourna le dos, raide comme un piquet. L’Eliathan les regardait à tour de rôle, visiblement dépassé. Il se rapprocha du Shumiet et, baissant la voix, demanda : « Tu m’expliques ce qu’elle a voulu dire par sa Quête de Laaraldamaalm. » Il bredouilla le mot sans parvenir à le prononcer correctement. Les yeux larmoyants, le Shumiet retint un instant son souffle pour retrouver une contenance. Le désappointement de son protéger faisait pitié. Pour un peu, Sigismond aurait éclairé sa lanterne. Cependant il préféra s’en tenir à une stricte neutralité dans cette affaire qui risquait fort d’égayer le reste du voyage.
— Oh ça, mon garçon, conclut-il en prenant son temps, je préfère qu’elle te l’apprenne elle-même. C’est… disons… une démarche strictement personnelle !
Et il entreprit de vider consciencieusement le flacon sans plus d’explications. Sans-nom resta un long moment silencieux, décontenancé. Enfin il rejoignit Lorelanne qui lui saisit le bras sous l’œil goguenard de leur chaperon improvisé.

En fin d’après-midi, ils accostèrent dans une trouée. Un bras mort recouvert d’un tapis vert de lentilles d’eau et de nénuphars blancs aux larges feuilles flottantes. Lorelanne se précipita pour détacher le harnais du lantin. Ce dernier poussa ses habituelles et lugubres lamentations. Durant la nuit, l’animal festoierait d’herbes flottantes et de jacinthes d’eau qui composaient l’essentiel de ses repas. La Fille des Vents ne s’en sépara qu’après avoir longuement caressé le mufle court et gratté la peau rugueuse et épaisse de sa tête minuscule. Dans les épais bourrelets, les yeux froncés formaient de minuscules billes rondes où brillaient une intelligence et une reconnaissance indéniables. Le massif lantin était réputé pour sa gentillesse et son attachement à ses maîtres. Même si d’ordinaire, il était odieusement exploité dans les fermes du centre car puissant et infatigable.
La soirée s’étira sous un chapelet d’étoiles, dans le concert assourdissant de la population batracienne, toute proche.
Cette première nuit, le sommeil se refusa au Maître-dragon de Galadorm, tracassé par les révélations de la Damoiselle. Il acceptait difficilement que le Ser ardevaingt et sa nouvelle amie refusent de partager leur secret. La Quête de Larhal’Dhat’Malh ! le garçon eut beau se triturer l’esprit, jamais, à son grand dam, il n’en avait entendu parler. D’ailleurs, il en était à peu près de même pour la contrée vers laquelle ils étaient censés se diriger. Il regretta amèrement ne pas avoir davantage travailler la géographie de cette région reculée des Thielvériles avec Maître Sol’Déorm. De méchante humeur, il s’adossa au havresac et contempla le firmament brillamment étoilé.
Tant d’évènements survenus en si peu de temps, de quoi vous donner le tournis !
 La mi-nuit était passée depuis déjà un long moment lorsqu’il se tourna vers la jeune fille qui dormait paisiblement, inconsciente des tourments qu’elle avait éveillés chez l’Eliathan. Une douce aura opaline l’environnait. Bouleversé, Sans-nom en oublia la plus élémentaire des règles qu’il s’était personnellement imposé depuis la découverte de ses pouvoirs grandissants. Ne jamais chercher à violer l’intimité des personnes qu’il côtoyait. Malgré tout, il contempla la silhouette dans cet écrin de pureté avec un plaisir évident, conscient qu’il n’aurait pu en être autrement. Au fil des heures, l’étrange attirance qu’il ressentait pour la belle jeune fille se renforçait jusqu’à le troubler bizarrement.
Son regard se posa ensuite sur le petit Shumiet. Seulement, là, aucune aura n’environnait l’ombre lovée dans le plaid en laine. Abasourdi, Sans-nom ferma les yeux, les rouvrit, espérant s’être trompé.  Mais, hélas, pas la plus légère Flamme de Vie ne baignait Sigismond Ardevaingt. Impossible ! Troublé, le garçon s’allongea en tenant fermement contre lui le médaillon du Maître-dragon. Le sommeil fut long à venir. Le lendemain, il se garda bien de toucher mots de ses cogitations nocturnes à ses amis. Cependant un malaise insidieux morfondait le jeune garçon. Il dissimula son trouble du mieux possible. Une tâche facilitée par l’exubérance du Shumiet et les bavardages incessants de la Fille des Vents. Il suffisait en fait d’acquiescer à la moindre sollicitation.
Trois jours s’écoulèrent avant qu’ils approchent de Port-Salut.
La veille au soir, le trio débattit longuement de la marche à suivre. La Fille des Vents préconisait de passer au large afin de gagner au plus vite la Salèze qui n’était qu’à une journée de navigation du comptoir. Sigismond, lui, désirait s’y rendre afin de glaner quelques informations sur les Terres Mortes. Il gagna finalement gain de cause en suggérant d’en profiter pour compléter leurs provisions, leur départ précipité ne lui ayant pas laissé le temps de parfaire une telle expédition. De son côté, Sans-nom s’abstint de donner son avis, la mine renfrognée. Il fut convenu qu’Ardevaingt et Sans-nom se rendraient à pied dans la matinée jusqu’à Port-Salut, qu’ils feraient leurs emplettes et collecteraient le plus de renseignements concernant les Mortes. De son côté, la Lhat attendrait en amont la fin de l’après-midi pour les récupérer sur l’embarcadère à la faveur de l’obscurité grandissante. A l’idée de laisser seule Lorelanne au milieu de nulle part, Sans-nom s’insurgea avec véhémence. La Fille des Vents le rabroua fermement sous le regard amusé du Ser Ardevaingt.
Le lendemain, les compères gagnèrent une voie de terre battue, suffisamment large pour accueillir deux véhicules de front. Creusée d’ornières profondes, elle se contentait de longer le fleuve. Une longue blouse grise et un large couvre-chef dissimulait en partie le visage du petit homme au nez pointu. Avant de partir, celui-ci passa presque une heure à transformer avec soin son apparence. Il s’affubla d’une barbe filasse et se teignit les cheveux d’un brun foncé sous le regard perplexe des adolescents. Il s’exécuta avec une indéniable dextérité. Le résultat fut tout bonnement bluffant. C’est à peine s’il était reconnaissable.
— Simple précaution, précisa-t-il en boutonnant le col rigide qui lui ceignait le cou. Ce n’est pas la première fois que je traîne mes chausses dans le coin. On m’y connait sous une autre identité, plus en rapport avec l’endroit. D’ailleurs, Sans-nom, je te prierai de ne rien révéler de ma personne à quiconque. Tu me laisseras agir. D’ailleurs, le mieux serait que tu te contentes de me suivre. A ton tour, jeune Messire !
Il farfouilla dans un sac avant d’en extraire une tenue identique à la sienne mais en plus mauvaise état. Seulement, en guise de chapeau, Sans-nom se coiffa d’un bonnet rigide, pourvu d’un couvre-nuque en cuir. Puis, l’œil brillant de malice, Sigismond plongea les mains dans l’eau stagnante, malaxa un court instant la boue saumâtre et étala une fine pellicule sur les joues, le front et le menton du jeune garçon estomaqué.
— Salis tes mains et tes vêtements, également. Une fois en route, nous améliorerons ton déguisement de quelques grains de poussière. Ainsi tu feras un parfait portefaix. Mon petit chien de labeur… N’oublie pas, toujours un pas derrière moi, les yeux rivés au sol, le dos rond. Tu ne prends pas la parole car, là où nous nous rendons, personne ne fera attention à toi, c’est certain. A Port-Salut, on ne s’occupe pas des affaires des gens de passage. Allez en route ! Chère Damoiselle, surtout, ne soyez pas en retard. Rendez-vous au crépuscule, au dernier ponton, juste avant la pointe nord.
 
Ils marchaient depuis une bonne heure en silence, l’un derrière l’autre, quand, brusquement, Sigismond s’arrêta, déposa le sac de toile vide qu’il portait sur une épaule et toisa le garçon d’un air irrité.
— Bon, tu vas finir par cracher le morceau, vot’ Seigneurie ?
Sans-nom le regarda, ébahi. Il balbutia quelques mots en pleine confusion.
— On ne me la fait pas à moi. Je sais que quelque chose te chagrine depuis plusieurs jours alors déballe avant que nous n’atteignions les fossés de Port-Salut. Je n’aimerais pas qu’un malentendue vienne compromettre notre entreprise.
L’enfant d’Yrathiel poussa un long soupir puis, prenant son courage à deux mains, il s’expliqua sans lever la voix, le regard fuyant.
— Tu te prétends mon ami, n’est-ce pas ?
Un peu étonné par cette entame, le Ser Ardevaingt acquiesça en fronçant les sourcils.
— Alors pourquoi as-tu laissé Lorelanne prendre tous les risques ? Pourquoi ne pas l’accompagner à l’intérieur de la Commanderie ?
— Très peu pour moi, mon bon ami. J’ai de nombreux talents certes mais pas l’once d’une âme guerrière. J’aspire à mener mes affaires avec finesse. J’y réussissais fort bien jusqu’à notre rencontre. Pour l’action, assener, esquiver, essuyer des horions, je passe mon tour. D’ailleurs, la donzelle s’est montrée plus qu’à la hauteur de mes espoirs. Alors à quoi bon revenir là-dessus ? Je suis ton ami, Sans-nom ! Mais tu ne peux m’en demander davantage. Je ferai mon possible pour te mener là où l’exige Lorelanne comme je vous l’ai promis. Même si cette décision me vaut quelques ennuis au passage – Il cligna d’un œil comme si cette remarque possédait une saveur particulière pour lui. – mais je suis un couard, les Inconstants m’en sont témoins. Dès que le temps se gâte, je m’efforce de me mettre à l’abri.
Sans-nom fixait les chausses de toile rustiques que le Shumiet lui avait données pour parfaire son déguisement.
— C’est pour cela que tu n’as pas essayé de me retrouver à Galadorm. J’aimerais bien te croire seulement…
— Seulement ?
— Les Tisseurs déchiffrent l’Onirie. C’est comme une disposition naturelle. L’Ether n’a aucun secret pour les Façonneurs de Rêves d’Yrathiel. Un don qui se révèle en certaines circonstances fort pesant.
— Où veux-tu en venir ? En quoi cela remettrait-il notre amitié en question, jeune Eliathan ?
Sigismond s’impatientait. Une sourde inquiétude le gagnait. Le désarroi du garçon était évident. Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour débattre des qualités des Rêveurs. Sans-nom releva la tête, les yeux embués. Il se tordit les mains avant de continuer.
— La Source éclaire l’Onirie de toutes les nuances du spectre. Sans doute l’ignorais-tu ! Nos joies, nos peines… chaque sentiment qui nous traverse colorie la Flamme de Vie sans que nous puissions intervenir pour masquer ces variations.
— Et…
— Depuis que nous avons pris la route, le sommeil me fuit. Je passe de longues heures à contempler les cieux à la recherche de réponses qui se refusent à moi. Sigismond, je ne sais plus ce que je dois faire ni où aller. Par ma faute, Elie est morte. Le Gasthil également. Autrefois, mon père s’est sacrifié pour me permettre de fuir Yrathiel. J’apporte le malheur à ceux qui me viennent en aide. La Dame de la Ronde des Arbres, mes amis de la Sylve, Maître Sol’Déorm, Tibelvan, ils se sont éloignés. A présent, le Peuple Gris me rejette. Pourquoi cette fatalité ? Quel crime ai-je commis ?
— Tu as Lorelanne et ton serviteur auprès de toi, suggéra le petit Shumiet, désarçonné par cette détresse qu’il était à mille lieues de soupçonner.
— Alors explique-moi pourquoi, lorsque tu dors, aucune Flamme de Vie ne berce ton corps ? Je l’ai constaté. Chaque nuit depuis notre départ d’Esorit. Tu ne peux pas le nier ! Et ton aura, elle est diluée, pratiquement transparente, durant la journée. C’est déjà assez troublant. Qui es-tu donc ? Pourquoi viens-tu à mon aide ? Qu’attends-tu de ma part ?
Le Ser Ardevaingt recula d’un pas en levant les bras au ciel. Il tourna plusieurs fois sur lui-même. Une sincère stupéfaction figeait son visage en pointe. Ses yeux débordaient de compassion devant la douleur qu’exprimait son jeune compagnon.
— Ce n’est donc que cela ! Et qu’imagines-tu, petit insensé ? Que je nourris de coupables desseins envers le Porteur d’espoirs ? Que je me porte à son secours pour mieux le poignarder ensuite ? Quelle dépense d’énergie inutile, ce serait ! Et puis tu n’as pas besoin de moi pour t’attirer des ennuis, reconnais-le ! Mon pauvre enfant, ton imagination te joue de drôles de tours. Méfie-toi de ne pas te tromper d’adversaires. Comme tu le soulignes toi-même, tes amis disparaissent comme neige au soleil alors réfléchis bien avant de porter d’aussi terribles accusations.
Il croisa les bras, bomba le torse. Ses yeux brillaient intensément.
— Que sais-tu de la cité aux cinq colonnes ? et de ses habitants ?
Sans-nom perdait totalement pied. Le petit homme ne semblait guère abattu par ses reproches, au contraire. Sans-nom se sentit soudain ridicule. Vider son sac ne lui apportait aucun réconfort. Sigismond le saisit par les épaules. Il le secoua en accrochant son regard.
— Shumahs n’est pas un endroit où il fait bon vivre, souffla-t-il, répétant mot pour mot ce que le Maître des Ecritures, le nain Sol’Déorm, lui avait enseigné autrefois sous les boisées de Brye. On y pratique des rituels mortifères et des sacrifices humains. Il n’y a aucune place pour l’amitié, l’amour et d’autres sentimentalités à l’ombre des Colonnes !
Le Shumiet hocha de la tête.
— Mon Peuple vénère les cinq éléments, l’Eau, la Terre, le Feu, l’Air et l’Ether. Si j’ai fui ma famille, si j’ai quitté Shums, ce n’est pas par dépit amoureux ni par goût de l’aventure comme je te l’ai laissé croire, mais pour échapper à un apprentissage astreignant. Mes frères, Fulbert et Grard, ont péri alors que j’atteignais mon seizième cycle. Afin de respecter la tradition familiale, j’aurai dû prendre leur place et choisir l’un des cinq chapitres pour consacrer mon existence à devenir Enchanteur. Mais très peu pour moi, j’aime trop la vie et ma liberté. »
Il lâcha le garçon, s’éloigna de quelques pas, en bottant dans des cailloux.
— Comprends-tu ? Je suis né au Pays de Shums. Contemple-moi. Que vois-tu ?
Sans-nom le regardait sans trop comprendre. Puis, comme le Shumiet écartait les bras et fermait les yeux, il remarqua une étrange effervescence autour de sa silhouette. L’Ether s’écartait de son corps comme l’océan reflue de la falaise à marée descendante. Bientôt Sigismond baigna dans une mince enveloppe d’obscurité. Puis, aussi vite qu’elle s’était retirée, l’Ether l’enveloppa à nouveau d’une pâle aura diaphane.
— J’ai quitté Shums pour échapper à un avilissement certain. Toutefois, je ne renie pas mes origines. La Flamme de Vie d’un Thaumaturge est si ténue qu’elle s’efface lorsque sa conscience se retire au seuil du sommeil. J’aurais peut-être fini par devenir un excellent Enchanteur, talentueux à l’image des mâles de ma famille. Mais je n’ai aucun regret.
Ses bras retombèrent le long du corps. Penaud d’avoir douté ainsi de son étrange ami, Sans-nom se jeta dans ses bras. Il s’excusa en bafouillant. Le Shumiet s’arracha à l’étreinte et dissimula son émotion derrière l’habituelle bonne humeur. Finalement il ramassa le sac et interpella l’Eliathan comme si rien ne s’était passé. Ce dernier lui en fut reconnaissant.
— Nous avons encore un bout de route à faire avant d’atteindre Port-Salut. Si j’en crois les fumées que nous apercevons là-bas, – Il montra de la main l’intérieur des terres. Des panaches de fumées grises stagnaient à plusieurs milles d’eux comme une chappe de brouillard. – nous sommes à la hauteur des mines d’Ilotte. Ce que tu aperçois, ce sont les feux des fours qui chauffent de jour comme de nuit. Port-Salut se trouve à une envolée devant nous. Alors, courage, l’ouvrage nous attend. Ne ratons pas notre rendez-vous avec la Damoiselle des Brumes. Elle ne nous le pardonnerait pas.
Puis, éclatant de rire, il reprit la route avec entrain, en sifflotant, suivi comme son ombre par son soi-disant serviteur. 
 
Pauvre Sigismond, je ne voulais voir en lui qu’un ami fidèle et sincère. J’en avais tellement besoin alors. Je n’ai compris l’ironie de ses allusions que bien plus tard mais il a tenu parole en dépits du drame qui se profilait. Ma chère Elie, vous m’avez fait confiance malgré vos suspicions à son égard. Le Ser Ardevaingt a finalement croisé le Destin qu’il cherchait à fuir. Il s’est mis en danger pour moi. Quelle autre preuve vous faut-il pour croire en sa sincérité ? Où qu’il se cache aujourd’hui, je ne le trahirai point ! Les barons peuvent réclamer sa tête, c’est mon ami !

 Ils marchaient à mi-pente d’un raidillon lorsque la cavalcade suspendit leurs pas. Surgissant comme des diables dans un nuage de poussière, des cavaliers approchaient venant d’Esorit sans aucun doute. Le petit Shumiet réagit immédiatement. Il grimpa sur le bas-côté, se recroquevilla au sol parmi les broussailles et les cailloux. Sans-nom l’imita sans comprendre. Heureusement car la chevauchée était déjà sur eux. Sept liots communs menés à un train d’enfer par sept gaillards qui ne leur jetèrent aucun regard. Le duo regagna la route une fois la troupe disparue au sommet. Sigismond s’épousseta en grommelant vertement.
— Les gredins, quel mauvais vent les pousse ainsi ! Sûr qu’à ce train-là, les pauvres bêtes ne tiendront plus longtemps.
Il se tourna vers son jeune protéger.
— Tes bons amis sont bien pressés. Espérons que leurs affaires ne contrarieront pas les nôtres.
Sans-nom ne répondit pas. Il le dépassa la tête basse. Lui aussi avait reconnu le heaume plat tant redouté des Ecarlates, accroché à l’arçon de la selle.
Port-Salut n’était pas, à proprement parler, une bourgade, juste un comptoir pour les frontaliers et les rares fermiers de la lisière des Terres Mortes. En réalité, le fort avait deux fonctions : approvisionner et protéger. Les habitants des environs s’y réfugiaient en cas de danger, particulièrement lors de la saison des Tempêtes. Le nombre de résidents permanents se comptait sur les doigts des deux mains. Sans-nom ouvrit de grands yeux en découvrant l’ilot, démarqué par un large fossé. Ils le franchirent sur un pont de rondins instable qui reposaient sur des barges flottantes, les deux extrémités arrimées aux rives par des cordages. Son étonnement alla grandissant lorsqu’ils dépassèrent sans encombre le remblai de terre herbue au sommet duquel se dressait une robuste palissade en bois. Aucun garde ne veillait à la sécurité de Port-Salut. A l’intérieur, en contre-bas, des maisons, longues et rectangulaires, au toit de chaume et de roseaux, s’agglutinaient autour d’une place centrale. Nombre d’entre elles abandonnées et en mauvais état. De temps à autres, des hommes hirsutes, havres, aux mines patibulaires, se pavanaient sur leur seuil. Sigismond en salua plusieurs mais se garda bien de s’arrêter. Plus ils s’enfonçaient dans l’entrelacs anarchique, plus l’air se chargeait de relents nauséabonds qui s’échappaient des fosses à l’arrière des bâtisses. Ils ne croisèrent ni femmes ni enfants ni l’habituelle basse-cour en liberté dans les villages des baronnies. Une poignante solitude pesait sur les maisons basses et les murets en clayonnage destinés à les abriter des éléments.
Sans-nom se rapprocha de son guide qui, sans en avoir l’air, multipliait les mises en garde.
— Surtout, ne lève pas les yeux sur l’un d’entre eux, tu n’y survivrais pas. Tu as céans la lie des baronnies. Les pires canailles se réfugient un jour dans les Terres Mortes pour échapper aux justices expéditives des barons. Port-Salut leur fournit matériel, armes et nourritures. Ces masures sont autant de refuges pour ces misérables lors de la saison des Tempêtes ou lorsque les Mortes se déchainent. Il serait étonnant que les Protecteurs se risquent à venir te débusquer dans ce cloaque.
Ils atteignirent un vaste espace circulaire au centre duquel s’élevait le traditionnel puits communautaire à la margelle de pierres brutes, surmonté d’un chapiteau de roseaux.
— Regarde, tes amis rouges nous ont précédés dans la place. Méfiance !
Le Ser Ardevaingt désignait du menton les liots communs attachés aux anneaux d’un abreuvoir, à l’autre extrémité de la place. Toutefois l’endroit était désert. Les Ecarlates brillaient par leur absence. Deux bâtiments en pierres se faisaient face. Sinistres, fortifiés aux étages. Le Shumiet hésita avant de se diriger vers l’un d’eux. Il marchait lentement, prêt à détaller à l’apparition du moindre danger. Sans-nom sentit la tension qui augmentait comme ils entraient dans une vaste salle obscure, encombrée d’un incroyable bric-à-brac. Jusqu’à ce jour, le garçon s’imaginait que l’échoppe du Sage Dardémon recélait tous les trésors du continent mais, en pénétrant à l’intérieur du bazar de Port-Salut, force-lui fut de constater qu’il s’était bien trompé. Des lampes à huile diffusaient avec parcimonie une lumière spectrale sur un monceau de marchandises hétéroclites, posées au sol ou suspendues aux poutres et aux poteaux alignés.
Familier des lieux, Sigismond se dirigea vivement vers l’arrière de la bâtisse, notant au passage quelques denrées précieuses. Un homme maigre, de haute taille, les attendait, accoudé à un comptoir composé d’une planche posée sur des barriques.
— Till de Yole ! si je m’attendais à te revoir si vite. Ça doit faire à peu de choses près deux saisons si je n’m’abuse. Quel bon vent te pousse à venir nous rendre visite, Mal Tilol !
Sans-nom retint sa respiration de surprise. Il chercha à se fondre dans les ombres d’un tas de peaux et de fourrures odorantes. Mal Tilol ! Maitre Sol’Déorm lui avait à plusieurs reprises conté des anecdotes concernant les détrousseurs, ces compagnies à la sinistre réputation, qui écumaient les baronnies et louaient parfois leurs services à de riches commanditaires. Le Mal était un simple coureur de route, sous les ordres d’un Mal Tilol, un redoutable chef de bande. Sigismond sortit une bourse rebondie de sous la blouse et la jeta sur le comptoir.
— Besoin de quelques bricoles, Ami Tussier. Je suis pressé !
— Oh ! oh ! A voir ton air, je n’m’en serai pas douté. Sers-toi, tu as l’habitude. – La bourse avait disparu. L’homme se détourna et souleva une portière effilochée. – Tu sais où me trouver en cas de besoin.
— Dépêchons, grinça le petit Shumiet, ce damné chenapan n’a pas une si mauvaise mémoire finalement. Dans l’heure, tout le monde connaîtra ma venue à Port-Salut. Justement ce que nous voulions éviter.
 
Quand ils ressortirent du bazar, Sans-nom croulait sous le poids de deux sacs bien rebondis. Du seuil de la boutique, Sigismond inspecta la place. Quelques individus y trainaient leurs ennuis et les liots communs qui l’inquiétaient à leur arrivée étaient toujours là. Le petit homme hésita un court instant. Le midi était à peine dépassé. Il leur restait de longues heures à attendre la venue de la Fille des Vents. Quitter Port-Salut sur le champ et tenter de la rejoindre avant qu’elle ne se mette en route serait sans doute plus sage. Mais il faisait chaud. Une moiteur qui asséchait le gosier et alourdissait les jambes.
— Trouve-toi un coin à l’ombre sous l’un des pontons, je t’y rejoindrais avant la tombée du jour. Je vais de ce pas glaner quelques nouvelles sur les territoires que nous allons traverser. Je préfère savoir à quoi m’attendre avant de pousser plus loin. Sois prudent et fais-toi discret.
Il s’élança aussitôt vers le second bâtiment de pierres et s’y engouffra sous l’œil inquiet du Porteur d’espoirs. A son avis, se séparer n’était pas une très bonne idée. De plus, il soupçonnait Sigismond de ne pas lui avoir révélé la véritable raison de son départ précipité. Poussant un soupir à fendre le roc, Sans-nom réajusta les sacs sur ses épaules puis s’éloigna en direction du port. Ce dernier se limitaient à six malheureux pontons qui s’avançaient gaillardement dans les flots limoneux du Tarad.
Des hommes déchargeaient des ballots et des barriques d’un foncet munis d’une simple voilure. Les marchandises aussitôt hissées sur des charriots. Sans-nom les observa quelques minutes puis s’éloigna vers la pointe en amont, où séchaient des filets de pêche, suspendus à des pieux. Plusieurs barques à fond plat reposaient, retournées, au bord de l’eau. Des herbes folles frôlaient leurs flancs, signe que les embarcations n’avaient pas navigué depuis plusieurs quaines. D’ailleurs, à mieux y regarder, Sans-nom constata que les filets étaient eux-mêmes dans un piètre état. L’adolescent souleva l’une d’entre elles et glissa leurs achats à l’abri de regards trop curieux.
Ensuite il s’adossa à une barque et, pour tuer le temps, observa le manège des mariniers. L’après-midi risquait de lui sembler bien longue. Il regretta presque de n’avoir pas suivi Sigismond. Les minutes défilèrent, puis les heures. Les pontons, à présent, étaient vides. Le bateau, une fois délesté de sa cargaison, repartit vers l’amont du Tarad. Sans doute rejoindrait-il l’un des liz de la Barrière Blanche, à moins qu’il n’aborde auparavant sur les quais des Sentinelles Grises. La soif le tenaillait. Il marcha de long en large afin de ne plus y penser. Mais les lèvres sèches, le souffle chaud, l’enfant d’Yrathiel piétinait sur place. Son humeur se chargeait de rancœurs inutiles. Soudain il pensa au puits et à l’eau fraîche qu’il pourrait y puiser. Il n’hésita pas une seconde. Après avoir vérifié que les sacs étaient bien cachés, il courut jusqu’à la place sans rencontrer âme qui vive. Ce qui le rassura. Il puisa un seau d’une eau merveilleusement rafraichissante et s’assit au pied de la margelle, à l’ombre. Pourquoi ne pas attendre le Shumiet à cet endroit et profiter de l’eau du puits pour se désaltérer. De temps à autre, des hommes traversaient la place entre les deux bâtiments de pierres sans s’inquiéter de sa présence. Peu à peu, l’Eliathan somnola. Le temps s’étirait paresseusement. Il songeait à Lorelanne, à son sourire désarmant, à l’étonnant trouble qui l’habitait lorsqu’elle était près de lui.
De l’autre côté du puits, des voix sonnaient fort. L’exaspération grondait. Il émergea de son songe plaisant, se tassa contre la margelle. Soudain un nom lui fit dresser l’oreille. La peur l’envahit. Il jeta autour de lui des regards affolés. Que faire ?
— Ils ne sont pas là, Honorable. Nous avons fouillé partout. Personne n’a vu un homme accompagné par deux enfants. Nous devrions rentrer…
— Et toi, mon ami, tu n’as pas croisé d’étrangers ces temps derniers ?
L’individu parlait avec autorité mais sans brutalité. Sans-nom sursauta. Il connaissait ce timbre doucereux, légèrement affecté. Il chercha dans ses souvenirs, la gorge sèche.
— Sûr, Honorable. Et vous dites qu’y a une fille parmi eux ? J’l’aurais remarquée. C’est c’qui manque par ici.
— Une jeune damoiselle, en effet, belle comme un cœur. Et l’homme est ce démon que l’on nomme Till de Yole, un scélérat de la pire espèce. Un trio qui ne passe pas inaperçu. Voyons, réfléchis. Ils ont quitté Esorit à bord d’une yole tirée par l’un de mes lantins…
« L’homme de la ferme d’élevage, songea Sans-nom. Soi-disant un très bon ami du Ser Ardevaingt, digne de confiance. Pauvre Sigismond ! »
— Oh, lui, fallait le préciser tout de suite. Si Till est de retour, il n’y a qu’un endroit où l’trouver. Sûr, Honorable. La baraque de la Dona. On y boit et on y joue surtout. Le Till que je connais ne résiste pas à une partie de dés noirs.
— Vous entendez, vous autres ?
— On l’a fouillé en arrivant ! Y’était pas !
— Eh bien, vous recommencez. Et cette fois, prenez votre temps ! Ramenez-moi le jeune garçon vivant ! les deux autres, faites en sorte qu’ils disparaissent à jamais !
L’homme s’approcha du puits. Il portait le heaume plat des Ecarlates, une simple cuirasse sous un long manteau cramoisi. Ses habits et ses bottes de bonne facture, l’anneau à son doigt d’argent ciselé. Il chercha le seau afin de se désaltérer et contourna la margelle. Il le trouva renversé au sol. L’eau s’écoulait encore. L’Ecarlate releva brusquement la tête. Longuement, il inspecta les maisons proches d’un air soupçonneux.

Sans-nom n’attendit pas la fin de la conversation pour filer. Vif comme un faon fuyant à travers la lande, l’adolescent se glissa entre deux bâtisses aux toits frôlant le sol de terre battue. Son cœur bondissait dans sa maigre poitrine. Il lui fallait prévenir Sigismond du danger avant que les sbires de la Mhapoaha Paha ne l’attrapent. Il fronça du nez en contournant la fosse d’aisance et s’approcha de l’arrière du bâtiment de pierres dans lequel il avait vu le Ser Ardevaingt s’engouffrer quelques heures plutôt.
Y pénétrer ne fut guère difficile. Aucune porte n’était close. Il déboucha dans un débarras encombré de caisses et de barriques. Des jambons séchés pendaient aux poutres. Il se fraya un chemin dans la semi-obscurité, prenant garde de ne pas alerter un éventuel serviteur. Plusieurs petites pièces s’enchainèrent. A première vue des chambres inoccupées, avec des grabats posés sur le plancher. Devant lui s’éleva un brouhaha familier, entrecoupés de braillements d’ivrognes. Il se coula jusqu’à la vaste salle commune, enfumée par des braseros, accrochés à mi-hauteur. Plusieurs hommes solitaires étaient attablés. A l’opposé, il aperçut un attroupement bruyant qui menait un tumulte joyeux entrecoupé de jurons, de défis, de moqueries et de bravades à l’adresse des quatre joueurs accroupis en cercle. Immédiatement, Sans-nom reconnut parmi eux la silhouette du petit Shumiet. Il soupira de soulagement. Il arrivait à temps. A présent, attirer l’attention de Sigismond avec discrétion. Du moins si cela était possible. Un rapide coup d’œil à la salle lui offrit l’once de courage nécessaire pour s’y s’engager.
— Qu’est-ce que tu viens chaparder dans mes cuisines, misérable ?
La voix n’était pas amicale, loin de là. Le garçon se sentit attrapé par la blouse et trainé, à travers la salle, vers une estrade où trônait la maîtresse de maison, alanguie sur une large banquette crasseuse. Derrière elle, des tentures de toile noire formait une espèce de dais du plus mauvais gout. Il chercha à se dégager de la poigne qui le maintenait fermement prisonnier. En vain. Elle le propulsa au pied de l’énorme matrone.
— Ce petit fouineur s’est glissé par l’arrière, La Dona !
Sans-nom se releva en se tenant le bas des reins et en grimaçant. La femme esquissa un méchant sourire. Son visage avait dû être charmant, du moins autrefois, bouffi, graisseux, outrageusement figé sous plusieurs couches de crèmes colorées. Son corps se répandait sur le divan sous une multitude d’étoffes. Quand La Dona se pencha en avant pour l’examiner de près, l’Eliathan ressentit un drôle de malaise. Au fond des iris gris-bleu, une lueur de convoitise brillait, insane.
— Une charmante petite fripouille, que voilà ! – Elle croassait, soufflant comme une forge. La Dona tendit une main grassement boudinée, sertie de bagues. - Ainsi tu furetais dans mes appartements ! Que m’as-tu dérobé, mon mignon ?
La langue glissa sur les lèvres ourlées avec concupiscence. Dans son dos, le serviteur, une véritable brute aux épaules larges, le poussa sans ménagement. Il ricana, heureux d’avoir agrémenté les langueurs de la tenancière.
L’Eliathan ne répondit pas immédiatement. Il essayait de gagner du temps. Il salua maladroitement la maîtresse de maison, chercha une idée pour se sortir honorablement de ce mauvais pas. Bien-sûr, il pouvait faire appel à l’Onirie mais, dans ce cas, c’était risquer d’attirer l’attention des Ecarlates à l’extérieur. Il lui fallait se presser. Ces derniers allaient sûrement apparaitre d’un instant à l’autre. L’enfant d’Yrathiel affronta le regard fielleux, la tête haute. Il s’apprêtait à protester de son innocence lorsque, comme par magie, le Ser Ardevaingt s’interposa entre eux. Un sourire enjôleur sur les lèvres, le Shumiet se prosterna devant La Dona, ôtant son large couvre-chef d’un geste élégant.
— Pardonnez à mon portefaix, votre merveilleuse ! Il est plutôt simplet, le pauvre, s’excusa-t-il en se tournant vers un Sans-nom effaré. Que viens-tu faire ici, misérable, troubler ainsi notre plaisir ? Je t’avais pourtant ordonné de m’attendre aux appontements !
La gifle claqua sèchement sur l’arrière de la tête du garçon qui, après quelques secondes d’étonnement, se courba en deux, empoigna les bottes du prétendu maître et bafouilla d’incompréhensibles excuses. Sigismond se dégagea brutalement. Il fit de nouveau face à la matrone. Adossée parmi les nombreux coussins, celle-ci le couvait d’un regard trouble comme si elle hésitait quant à l’attitude à adopter. Les quelques clients du tripot s’approchèrent, heureux d’assister à une distraction inespérée.
— Je vais vous débarrasser de ce benêt sur le champ, chère amie ! Il aura ce qu’il mérite pour vous avoir déplu de la sorte.
Sigismond attrapa le penaud par le col.
— Tu me sembles bien pressé, mon cher Till. Le spectacle ne fait que commencer et il me plait à moi de le prolonger. Sharg’Li’Teg va se charger de notre jeune audacieux. Poussez-vous, vous autres, et toi, le moustique, déshabille-toi. Allez, plus vite, à moins que tu veuilles que Sharg s’en charge pour toi.
Sans-nom jeta des regards affolés à son compagnon qui recula de plusieurs pas en s’inclinant. Les spectateurs, amassés, approuvèrent bruyamment. Ils l’encourageaient à se dévêtir en l’abreuvant de propos salaces.
« Désolé, mon gars. » soufflèrent les lèvres de Sigismond. La brute qui l’avait attrapé au sortir des réserves poussa un grognement de menace. Précipitamment, le garçon retira la blouse grise sans réfléchir aux conséquences. Un silence stupéfait salua cette première initiative. Sous celle-ci, l’Eliathan avait conservé les vêtements qu’il portait le matin même. A sa ceinture pendait une courte dague dans un fourreau de peau.
— Qu’est-ce que cela signifie ? rugit la matrone. Attrapez-moi ces deux scélérats !
Avant qu’ils n’aient réagi, Sigismond et Sans-nom se retrouvèrent ceinturés proprement et trainés jusqu’au bas de l’estrade. Un méchant rictus agita les bajoues adipeuses de La Dona. De toute évidence, elle savourait leur déconvenue.
— Explique-moi, Mal Tilol, depuis quand un asservi se retrouve armé et vêtu de la sorte, comme un rejeton de Magister ? A moins que tu ne m’aies dissimulé la véritable raison de ta venue à Port-Salut ? Et l’identité de ce mignonnet ?
Le Shumiet se tortilla pour échapper à l’étreinte qui le maintenait ventre à terre. Mais ils étaient plusieurs à le plaquer ainsi pour les beaux yeux de La Dona. Il éructa plusieurs insultes qui soulevèrent des risées de moqueries.
— Redressez-le ! ordonna l’imposante mégère en se reposant contre les coussins. J’hésite. Je me demande ce que je dois faire de vous, mes agneaux.
Elle fixa l’adolescent avec concupiscence.
— Toi, mon petit, je te réserve une attention particulière mais pour plus tard. Tu ne le regretteras pas, je te l’assure. – Des ricanements saluèrent cette promesse inquiétante. - En ce qui te concerne, Till, j’avoue être fort déçue. Voyons si ta réputation est justifiée. Tuez…
Elle n’eut pas le temps de jeter l’ordre d’exécution que la porte principale s’ouvrait avec fracas en suspendant les débats. Des Ecarlates pénétrèrent à l’intérieur, l’arme à nue. Ils se déployèrent, bousculant tables et bancs.
Il y eut un moment d’effarement puis l’assemblée s’éparpilla, semblable à une envolée de moineaux, à la recherche d’une issue. Trois serviteurs de La Dona surgirent comme par magie. Ils empêchèrent les nouveaux venus d’avancer plus avant. Sharg’Li’Teg les rejoignit. Il saisit le lourd bâton ferré que lui tendait un comparse. Les deux groupes s’observèrent à distance. Plus personne ne bougeait dans la salle commune.
Libre de ses mouvements, le Ser Ardevaingt bondit au côté de Sans-nom, toujours sonné et à terre.
— Pas de bobos ?
— Non, souffla le fils de Tyrson.
— Profitons-en pour nous éclipser. M’étonnerait que tes amis rouges nous veuillent du bien ! Oh mais… où est La Dona ?
Il inspectait l’estrade qui était vide.
— Tu peux bouger ?
— Je crois ?
— Alors suis-moi si tu ne veux pas qu’il t’en cuise davantage.
A l’autre bout de la salle, Sharg’Li’Teg discutait bruyamment avec l’un des Ecarlates. Ils palabraient comme des diables. Sigismond grimpa sur l’estrade, contourna le divan et disparut entre les replis des tentures, Sans-nom sur ses talons. Ils découvrirent un étroit corridor qu’ils empruntèrent en courant. Brusquement, ils aboutirent à un palier circulaire. Un premier escalier grimpait vers l’étage supérieur. Un second s’enfonçait dans le sol. Du premier leur parvinrent des éclats de voix rageurs.
— La Dona n’a pas l’air d’apprécier l’intrusion. Sûr que nos amis risquent d’en pâtir. Bien lui en fasse. Prenons par les caves, nous risquons moins d’y faire de mauvaise rencontre.
Ils dégringolèrent les marches branlantes. L’obscurité les absorba à mi-chemin. Lorsqu’ils atteignirent la dernière marche, une forte odeur de moisissure les agressa. Sans-nom posa le pied au sol. Il s’enfonça dans un liquide visqueux. D’un geste, d’une pensée, le Vouloir du façonneur modela de petits globes à feu, iridescents, qui voltigèrent dans une galerie étroite faite de longues planches disjointes maintenues par des rondins. Le plancher était recouvert d’une eau stagnante et noire. Les fugitifs s’engagèrent prudemment dans le boyau. Ils baissèrent la tête pour ne pas se cogner au plafond. De loin en loin, de petites niches étaient aménagées dans la paroi, destinées à recevoir des lampes à huile.
— Attends !
Le Ser Ardevaingt retint son compagnon par l’épaule et dressa l’oreille. Aucun écho de poursuite ne leur parvint. Le silence était total, excepté le léger clapotis qu’ils provoquaient en se déplaçant.
— Rien à voir avec les caves, commenta à voix basse le Shumiet. Maîtresse Chance nous sourit, cette fois encore. Nous avons trouvé le moyen de quitter discrètement le bâtiment. La drôlesse a même prévu sa fuite. Mais nous allons nous cacher jusqu’à la venue de la Damoiselle. Profitons du répit pour nous éloigner le plus possible.