Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
Chapitre vingt et un : Le Mwermwer (2). Il frappa à plusieurs reprises sur ses cuisses comme s’il venait de faire une excellente blague. Naharashi Elivashavitara réfléchissait intensément au dernier propos tenu par son hôte. Alentours, l’Onirie flamboyait, saisie d’un extrême vertige. Son cœur battait la chamade. Elle aurait presque esquissé quelques pas de danse si la décence l’en avait autorisée.
— Comment avez-vous pu vous introduire dans la Forteresse sans être arrêté ? demanda-t-elle après un court silence spéculatif. D’aucuns prétendent qu’elle est close par les terres qui l’entourent et que la première entrée se situe à un millier de milles du sol. Que des centaines de Torochs en gardent les moindres couloirs. Que seuls les Seigneurs de Guerre et leurs proches sont invités à l’intérieur de l’immense Forteresse.
— C’est fort possible, constata modestement le gnome en agitant sa toison ébouriffée. Il cligna de l’œil droit en faisant mine d’inspecter les recoins d’ombres de la pièce. Seulement j’y suis entré, moi Gwïaul le Gnome, et même plus d’une fois.
La shaïa lui adressa son plus délicieux sourire. Elle battit des mains comme une enfant à qui on laisse entrevoir une friandise. Son hôte, charmé, plissa les yeux, se pencha vers elle. Alors, sur le ton de la confidence, il lui chuchota : « Promettez-moi de ne jamais rien révéler à quiconque. Ma vie et mon honneur en dépendent. Que deviendrai-je si cela se savait ! ». Elie promit de bon cœur. Ainsi, par un heureux hasard, lui fut dévoilé l’un des plus étonnants secrets de l’Entre-Mondes.
Tibelvan s’éloigna de la demeure du gnome alors que les contours de la petite porte s’effaçaient sur la paroi rocheuse. Il aborda un fouillis de crêtes ocre sans jeter un regard au décor grandiose qui l’environnait. La magie des premiers jours avait disparu. L’Entre-mondes lui pesait, à présent qu’il se savait contraint d’y demeurer peut-être indéfiniment. Alors la nouvelle du départ du MangeRoc l’emplissait d’un espoir fou qu’il désirait partager au plus vite avec ses compagnons d’infortune.
Ces derniers ne pouvaient pénétrer dans la demeure du gnome à cause de leur taille imposante. Gwïaul aménagea pour eux un refuge à proximité. Des lacis de lumières chassaient les ombres autour du promeneur. L’orifice ressemblait à une gueule noire, étroite, entre des colonnes de basalte polygonales, parfaitement jointes les unes aux autres. Il se glissa à l’intérieur, retint sa respiration le temps de traverser la Brillance qui s’y calfeutrait depuis peu. Ses pas résonnaient entre les parois vertigineuses en échos démultipliés. Bientôt il pénétra dans la première salle. Des globes à feu voletaient près de la voute lointaine. Une table longue, en bois ciré, occupait une grande partie de l’espace central. Le sol était lisse et marbré. Chaque pas soulevait de petites volutes de poussière. Accoudé à la table, le vart Lido Muliris noyait son ennui et vidait un broc d’étain qu’il ne tardait pas à remplir derechef. Le garçon s’approcha de lui, s’assit sur le banc et frappa violemment la table de la paume de la main.
— Y aurait-il quelque réconfort dans ce sinistre monde pour un gosier assoiffé ?
L’Homme Gris dodelina de la tête. Il poussa vers le nouveau venu son propre gobelet.
— Bois, brave Tibelvan. Bois ton soul. Notre hôte assure l’intendance. Plus qu’honorablement, par ma foi !
Ils éclatèrent de rire, ensemble. Lido brandit le pichet auquel il s’abreuva directement. Tib vida le broc, claqua la langue pour montrer sa satisfaction puis glissa un regard furtif vers le fond de la salle. Là, sur une couche d’épaisses fourrures, de draps fins et de coussins soyeux, reposait Yvan Mondolini, le Mystic du troisième Clan. Près de lui, adossée au mur, la Femme Grise le veillait. Elle se penchait de temps à autre pour lui éponger le visage. Son teint était encore plus blafard qu’à l’accoutumée. Une fine pellicule de sueur luisait sur les traits volontaires taillés dans le roc. Il avait les yeux fermés et sa poitrine se soulevait difficilement. Autour de lui, des banderilles de Pierres de Vie chantonnaient doucement. Selon leur hôte, elles empêchaient le Haut Mal de l’emporter.
— Comment va-t-il ?
— Guère mieux, soupira Lido, il n’a pas repris connaissance depuis ta dernière visite. C’est à ne rien y comprendre. La blessure est à peine visible, une égratignure, mais le venin poursuit son œuvre maléfique. Par les démons des Fosses, j’aimerais pouvoir l’aider…
— Gwïaul s’y emploie. Il faut avoir foi en lui.
Plus tard, ils quittèrent discrètement la salle. Ils s’enfoncèrent dans le dédale des passages souterrains jusqu’à une vaste caverne où l’eau suintait à travers la voûte formant un lac aux eaux ténébreuses et figées. Les globes à feu qui éclairaient leurs pas, se reflétèrent sur la surface limpide et dans l’infinité des cristaux de gypse. Ils offrirent aux visiteurs une pétillante furia de lumières. Le vart s’arrêta devant l’étendue placide et pointa l’anni-khanna vers les abimes. Il ne portait qu’une courte culotte noire. Sa musculature rugueuse roulait sous la peau au moindre de ses mouvements. Il s’étira, esquissa quelques pas de danse, dessina des moulinets avec l’arme de bois poli.
Deux pas en retrait, Tibelvan le contemplait avec respect et admiration. Il aimait bien l’Homme Gris à l’esprit fougueux, souvent rieur, parfois mélancolique. Il se sentait à l’aise en sa présence, bien plus qu’auprès du Mystic Mondolini ou de la Femme Grise, Shana Landis, dont l’éblouissante beauté et la trop grande liberté de ton l’intimidaient beaucoup.
— A moi ! s’écria le vart en brandissant l’anni-khanna dans sa direction.
Tibelvan présenta son sabre devant lui, optant pour une position résolument défensive. Son regard se durcit. Sa bonhommie habituelle s’effaça. La lame à double tranchant était longue et large. Lido l’avait choisie pour lui dans l’arsenal impressionnant mis à leur disposition par Gwïaul. Il l’appréciait. Les nombreuses séances d’entrainement unissaient à présent le jeune homme à cette nouvelle amie. Ses mains épousaient le manche de bois avec dextérité. Le vart porta un coup droit qu’il esquiva sans difficulté avant de se dégager d’une volte pour mieux contre-attaquer. L’assaut se fit dans le plus grand silence tout d’abord puis, peu à peu, leur souffle s’intensifia. Les halètements résonnèrent sous la voûte accompagnant les chocs sur le bois de pierre. Durant un long moment, ils bataillèrent ainsi sous les feux des globes. Ils s’arrêtaient à peine pour reprendre une posture adéquate ou permettre à l’autre une esquive. L’assaut se poursuivit entre les engagements, les ripostes et les feintes, les parades et les attaques menées de bon cœur. Lentement, le garçon humain faiblit. Sa lame montra des signes d’hésitation, de lourdeur que l’Homme Gris ignora pendant un temps. Plusieurs fois, l’apprenti bretteur se laissa surprendre. La pointe de l’anni-khanna s’immobilisait à un cheveu du corps offert. Finalement Lido abaissa son bras armé. Il adressa un sourire chaleureux à son élève, courbé en deux sous l’effort. Il déposa son arme au bord du lac avant de se couler dans les eaux froides avec un grognement de satisfaction. Depuis le premier jour, chaque séance se terminait ainsi par le rituel du bain. Les progrès de Tibelvan étaient visibles, à la grande satisfaction de son professeur. Une fois rafraichis, ils s’allongèrent côte à côte sur la roche lisse. Epuisés, satisfaits. L’exercice avait repu leur appétit et émoussé l’ennui.
— Mon garçon, pense à ta garde. Ta pointe est trop basse. Souviens t’en.
— Hum ! hum ! grogna Tibelvan, le corps perclus par les efforts consentis.
Le vart paraissait, lui, frais comme un gardon.
— Ah, comme j’aspire à contempler de nouveau le ciel et à sentir le vent sur ma nuque. Gwïaul a-t-il précisé quand nous pourrions partir ?
— Pas vraiment. Il s’est contenté d’affirmer que le ver avait déserté les parages. Sans doute, veut-il en être certain. Que feras-tu une fois qu’on aura quitté l’Entre-Mondes ?
— Oh, si Yvan accepte, j’aimerais rejoindre les nôtres à Rhoda. Le troisième Clan a besoin de nous, enfin de lui surtout. Toi aussi, tu peux nous accompagner là-bas.
— Rhoda est bien loin de l’océan. Il me manque… ainsi que ma famille. Je ne sais pas encore… cela dépendra de Sans-nom… si nous arrivons à le retrouver.
Lido se redressa sur un coude. Il jeta un regard intrigué vers son jeune camarade : « Que devient ta soif d’aventures ? D’exploits guerriers ? De périls et de gracieuses Damoiselles à secourir, Brave Tibelvan ? »
— Facile à dire…toi, tu es né pour porter la lame mais, moi, j’en doute à présent. Mon père prétend que nous sommes faits pour le négoce dans notre famille. Et s’il avait raison… si je n’étais qu’un marchand en herbe comme Atel ou Léonard ?
— Alors tu devras être le meilleur de tous !
— …
— Si, bien-sûr, c’est ce que tu désires au plus profond de toi, reprit précipitamment l’Homme Gris en devinant la détresse du garçon. Mais, si tu veux mon avis, tu manies trop bien la Lame, aujourd’hui, pour n’aspirer qu’à devenir un honnête margoulin.
Cette conversation le poursuivit tout au long de la soirée alors même qu’il dînait avec la Shaïa Naharashi Elivashavitara et leur hôte, pétillant d’humour. Le lendemain, comme il accompagnait Gwïaul dans sa course journalière, il y repensait encore. La veille, il rangea le long sabre dans une étoffe épaisse et se promit une fois de plus de renoncer aux exténuants entrainements dans les entrailles de l’îlot. A quoi bon suer sang et eau ! Il marchait derrière le petit gnome, le visage fermé, et fixait le sol avec une étrange obstination.
— Va falloir s’réveiller, mon gars, le gourmanda son guide en s’arrêtant soudainement. Il ne fait pas bon rêvasser dans l’coin.
— Vous avez raison, ami Gwïaul, comme toujours !
Et il jeta un regard inquiet aux alentours. Ils marchaient jusqu’au bord extrême de l’îlot. Devant eux flottaient une infinité de pierrailles, de grosseurs diverses, plus qu’il n’en avait jamais rencontrées. Selon Gwïaul, c’était là la conséquence des ravages du Mwermwer dévoreur de mondes. En levant la tête, l’Homme Gris découvrit une terre plate et déserte. Elle s’éloignait lentement, entrainant derrière elle sa traine de chevelure rocheuse.
— Là, désigna du doigt le petit gnome en sautant dans le vide pour planer jusqu’à une île de taille réduite, sorte de pain de sucre, qui oscilla dès qu’ils eurent posé le pied à sa surface.
Ils s’éloignèrent peu à peu de la demeure sans que Tibelvan ne découvre comment l’étonnant personnage parvenait à s’orienter dans ce monde en mouvement perpétuel. Finalement, ils s’arrêtèrent près d’une muraille ruisselante d’eau glacée. Tibelvan laissa le gnome remplir plusieurs gourdes qu’il portait au ceinturon. Lui admira le spectacle des îlots flottant paresseusement dans un espace d’ombres et de trouées lumineuses.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’adolescent dont le regard était attiré par un long filament blanchâtre, à son zénith.
Il évoluait lentement au gré d’improbables zéphyrs. Sa paroi criblée d’impacts et déchirée à divers endroits, creuse et cylindrique.
— Oh, ça, un de ces satanés couloirs des Inconstants. Une chose néfaste dont tu ferais bien de ne jamais t’approcher !
Et il reprit son occupation un instant interrompue.
— Pourquoi ? demanda le garçon, sa curiosité éveillée par le dégout exprimé par le gnome.
— J’en ai vu un de près une fois. Une sacrée foutue horreur. Il pue la souffrance à dix pas à vous en tordre les tripes. J’en ai été malade pendant plusieurs nuits. Et je ne te parle pas des voix. Celles qui s’en échappent. Oh là, je ne souhaite à personne d’entendre leur désespérance lancinante. Ne t’en approche pas te dis-je, un sale jouet divin.
Tibelvan opina de la tête en observant l’étrange filament lointain. Puis un vol de Bruugs au pelage neigeux détourna quelques instants son attention. Quand il scruta de nouveau l’immensité, le couloir des Dieux avait à son tour disparu. Ensuite, ils ramassèrent de petits champignons luminescents et plusieurs ardoises coralliennes dont la Shaïa était si friande sans faire la moindre mauvaise rencontre.
Ils avaient repris le chemin du retour selon le gnome lorsque, brutalement, ils furent projetés au sol par un souffle d’une force titanesque. Gwïaul se remit très vite sur pieds. Son visage trahissait une frayeur inhabituelle. Il attrapa le bras de Tibelvan pour l’entraîner à sa suite. Le garçon protesta. Ce qui eut le don d’exciter davantage le gnome. Un second souffle les balaya et les envoya rouler sur plusieurs toises. Gwïaul sifflait et crachait au bord de la panique. Tibelvan se releva difficilement mais, cette fois, le suivit sans rechigner.
Autour d’eux, des morceaux de roches volaient en éclat. Les voiles de pénombre s’agitaient et se tordaient. Puis surgit un son, horriblement chuintant.
Tibelvan appliqua ses mains contre ses oreilles en grimaçant. Quelques instants, il rechercha désespérément son guide volatilisé et aperçut une main qui dépassait d’un trou dans le sol, à une foulée de lui. Il s’y précipita et atterrit dans la Brillance avant même d’avoir retenu sa respiration. Immédiatement, la réalité chavira. Une myriade de lueurs multicolores lui occulta la vue tandis qu’il commençait à étouffer. Gwïaul appliqua un tissu humide sur son visage et l’entraîna dans l’étroit boyau. Le garçon se cogna plusieurs fois le crâne contre des aspérités de roche, grogna sous la douleur. Le gnome s’arrêta enfin. Il ôta l’étoffe. D’un geste impérieux, il lui intima l’ordre de garder le silence. Il désigna l’Entre-mondes qui s’étendait à leurs pieds, entre la chevelure rocheuse de l’îlot. Tibelvan attendit quelques secondes avant de retrouver l’acuité de sa vue. Alors une peur terrible l’envahit. Il retint avec peine un hurlement d’effroi. Sous eux, un long corps tubulaire, segmenté, laiteux et couturé de veinules verdâtres, se faufilait entre les terres flottantes comme si elles n’étaient que de simples cailloux. Le Mwermwer.
L’énormité du MangeRoc, tout droit surgi d’une aventure de Mallouin Vaurien, était à peine concevable. Le garçon se tassa dans leur refuge en regardant défiler les anneaux blanchâtres de la créature la plus effrayante qu’il n’ait jamais contemplée. Le monstre serpentait à proximité, écrasant au passage les blocs rocheux les plus proches. Le gnome se pencha pour suivre la course de la bête tandis que Tibelvan, tétanisé, n’arrivait pas à bouger un muscle. Gwïaul s’installa dans une petite niche luisante d’humidité. Il grattait son énorme nez plat, signe chez lui de contrariété. Il intima le silence à son comparse d’un regard noir bien que ce dernier soit incapable d’émettre le moindre son. Plusieurs fois, il relaça les chausses de cuir bordées de fourrure fauve en marmonnant. Enfin, ils demeurèrent là un long moment à surveiller la dérive paresseuse des îlots à leur nadir sans détecter le moindre signe du ver.
Tib respirait avec peine. Les effluves de la Brillance le secouaient douloureusement. Peu à peu accablé d’une lassitude sans commune mesure. Soudain, une voix suave, éthérée, attira son attention. Avec douceur, elle calma ses craintes, raviva la Flamme de Vie, lui insuffla de nouvelles forces. Il ouvrit de grands yeux émerveillés, subjugué par le Chant divin qui le possédait entièrement. Gwïaul l’observait bizarrement, ses épais sourcils poivres et sels relevés. Tib tâtonna autour de lui, dans les anfractuosités baignées d’ombres, guidé par la Voix qui l’encourageait et le suppliait tout à la fois. Devant le gnome éberlué, le garçon gesticula, se tortilla pour atteindre un trou où il réussit avec peine à s’engouffrer, les bras en avant, les jambes battant l’air d’une manière fort comique, gêné par le court manteau qu’il portait. Finalement il réussit à y pénétrer jusqu’à la taille. Mais le goulot rétrécissait brusquement. Il glissa à l’intérieur la main droite en s’écorchant au passage. Un flot de joie déferla sur lui, noya la douleur. Sa main se referma enfin sur la Pierre de Vie, chaude au toucher. Lorsqu’il tenta de s’extraire de l’étroit passage, il resta bloqué. En vain. La panique l’assaillit. Heureusement son compagnon l’extirpa du trou après plusieurs tentatives infructueuses. Sous ses gros yeux éberlués, Tibelvan brandit aussitôt sa merveilleuse trouvaille. — Par les Dieux Inconstants, s’exclama ce dernier, comment savais-tu qu’elle était là ?
— Elle m’a appelé, répondit songeusement l’adolescent, les yeux rivés sur les facettes de la Pierre, de la taille d’un poing d’enfant.
Un ballet de lucioles blanches en animait le cœur. Gwïaul jura grossièrement à plusieurs reprises n’en croyant pas ses yeux. Il tendit une main hésitante et l’effleura.
— Une Cœur Immaculée ! s’exclama-t-il. Ce sont les plus rares et les plus sauvages d’entre elles. – Il regarda le garçon, le visage soudain redevenu sérieux – Elle t’a choisi. C’est un incroyable honneur que tu ne peux refuser.
— Que dois-je faire, Maître Gwïaul ?
—
Tout d’abord, la garder avec toi. Il t’échoit une bien lourde responsabilité, tu es jeune et humain de surcroit. Mais tu seras récompensé au centuple, crois-moi, si tu en prends grand soin. Une Cœur Immaculée, à toi, Tibelvan de l’Océan. Sidérant ! La Pierre soufflait la sérénité en lui. Le jeune hercule la caressa timidement puis il la glissa dans la poche de sa ceinture. Elle s’éloigna à l’orée de sa conscience, mais sans vraiment disparaitre.
— Nous rentrons, l’informa le gnome en commençant à descendre le long d’une colonne de roches luisantes qui se balançait doucement dans le vide.
— Mais, et le MangeRoc ? s’exclama le garçon, au bord de la panique.
Pourtant, sans réponse de son guide, il le suivit en faisant attention de ne pas perdre la Pierre de Vie au cours de son périple acrobatique. Grisés par la vastitude des ombres avoisinantes, ils flottèrent jusqu’à une lourde et longue terre brune sur laquelle s’élevaient des massifs épointés, parmi un reg irrégulier, qu’ils traversèrent avec difficulté. Certains cailloux, de tailles conséquentes, les forcèrent à plusieurs fois à rebrousser chemin. Aucun îlot ne ressemblait aux suivants. Leur incroyable diversité réjouissait l’œil. Le petit gnome en profita pour éclairer le garçon sur sa nouvelle découverte. Un respect naissant transparaissait à travers ses paroles et ses gestes. De temps à autre, il éclatait de rire en répétant sans cesse : « Une Cœur Immaculée, par la malgwfoi, une Cœur Immaculée. »
L’adolescent posait de temps à autre une question qui réjouissait son hôte pour lequel les Pierres de Vie n’avaient aucun secret.
— Vois-tu, mon garçon, les Pierres sont extrêmement sensibles aux humeurs de ceux qui les recueillent. Dans l’Entre-Mondes, elles sont des proies faciles. Elles y ont de nombreux prédateurs. Les Grolls les chassent et les grignotent comme de vulgaires friandises. Voilà pourquoi, quand l’une d’entre elles s’éveille sur mon passage, je la ramène au logis. Chez moi, elles vivent une existence contemplative. Elles apaisent ma solitude et je les comble d’affection. Vos échanges éclaireront ta vie si tu ne cherches pas à la soumettre à ta volonté…
— Mais, pourquoi moi ?
—
Pour moi, un mystère. Elles lisent dans ton âme. Tu dois être fier – Il s’arrêta et lui saisit la main. Son regard se troubla, sa voix trembla d’excitation. – car ce qu’elle y a vu, l’a séduite. Ton cœur est pur et ton âme belle, Tibelvan de Massilia. Tu as beaucoup de chance, surtout sachant avec qui tu traînes. Ils se sourirent sur cette boutade et reprirent leur chemin. Tib glissa la main sous sa ceinture pour caresser la Pierre. Il connaissait l’aversion du petit gnome pour les Hommes Gris et soupçonnait une très ancienne blessure. Ils approchaient de la demeure cachée de Gwïaul, lorsque l’inquiétude le força à poser une nouvelle question.
— Vous aviez dit que le Mwermwer était parti mais vous aviez tort. Cela signifie-t-il que nous devons attendre encore ?
— Oh non, celui-là était un jeune. Rien à voir avec le monstre qui nous a chassés à proximité du Puits.
— Comment ? hoqueta le garçon en s’arrêtant net. Il y en a plusieurs ?
— Et que croyais-tu ? L’Entre-Mondes est infini. Il abrite un bestiaire des plus … intéressants. Les Vers, les Mange-Rocs comme tu aimes à les appeler, ne sont qu’une des abominations que l’on rencontre sur ces rivages. Habituellement, ce sont des solitaires. Il est rare de croiser deux spécimens à proximité. En général, ils se combattent afin de dévaster ensuite en toute tranquillité le territoire convoité. Le petit a flairé mes leurres. Bizarrement, ils sont attirés par ce qui provient de l’Extérieur comme le métal est attiré par l’aimant. Il va nous falloir redoubler de prudence lors de nos prochaines sorties, voilà tout.
Gwïaul haussa les épaules. Quand il reprit sa route, il riait sous cape devant la mine déconfite de l’adolescent.
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— Tu dis qu’il ressemble à un énorme ver blanc, qu’il pourrait aisément écraser les Monts s’il s’échappait d’ici ?
Après une harassante séance d’entrainement, Lido et Tibelvan bavardaient, assis devant l’étendue du lac qui scintillait de mille feux sous les globes voletant alentours.
— C’est incroyable, si tu l’avais vu. J’en tremble encore. Quand Mère nous racontait comment Mallouin courrait sur le dos du MangeRoc, je trouvais qu’elle exagérait un peu. Mais, à présent, je crois qu’elle ne mentait pas. Penses-tu qu’il ait vraiment vécu dans les ombres ?
— Qui ? demanda l’Homme Gris.
Lido jouait machinalement avec l’anni-khanni en décrivant des moulinets d’une main experte. Il ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos enflammés de son jeune acolyte. Ce dernier ne s’offusqua pas pour autant. Ces derniers temps, l’Homme Gris se montrait davantage préoccupé, sans doute la conséquence de l’état critique du Mystic Mondolini.
— Ben, Mallouin Vaurien, voyons. Trop de choses coïncident entre les récits de Mère et ce que nous découvrons depuis que nous avons traversé la frontière. Ce ne peut être fortuit. Alors il est possible que Malloin ait vraiment chevauché un MangeRoc…
Le vart se leva sans répondre. Il s’éloigna, perdu dans ses pensées. « Chevaucher le Ver, quel formidable exploit ce serait ! » songeait-il en regagnant la caverne où gisait inconscient Yvan Mondolini, le Mystic du troisième Clan.
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Lido, Shana et Tibelvan attendaient au-dehors, silencieux, dans la grisaille de l’Entre-Mondes. Ils ne quittaient pas du regard la faille où venait de disparaitre la Shaïa Naharashi Elivashavitara. Elle s’était montrée intransigeante, même lorsque la Femme Grise la supplia pour l’accompagner au chevet d’Yvan. Ils n’avaient pas revu le Mystic du troisième Clan depuis deux sommeils déjà. L’attente devenait insoutenable, pour une certaine personne en particulier. Chacun craignait dans son for intérieur que le Haut Mal n’emporte finalement le géant. Soudain Gwïaul surgit de la déchirure entre les deux colosses octogonaux. Ils se pétrifièrent sur place, n’en croyant pas leurs yeux. A sa suite se profila la silhouette massive du malade. Celui-ci montra quelques difficultés à s’extraire de la roche étroite.
— Incroyable ! s’exclama Lido qui retrouva un sourire flamboyant.
— Merci, Pères des Clans, murmura la belle Shana en s’essuyant discrètement les yeux, embués d’une émotion trop longtemps contenue.
Là-bas, le Mystic se tourna vers eux. Des exclamations de surprise, soupçon de ravissement, le saluèrent. Il leur sourit puis s’avança d’un pas incertain sous la surveillance de la Mère des Clans. L’antique combinaison bariolée des Voyageurs collait à son corps athlétique. La longue chevelure blanche lacée en une natte unique. Aucun d’entre eux ne bougeait, le regard rivé sur le bandeau duveteux qui ceignait son front. Trois magnifiques Pierres de Vie – bleue, blanche et rouge – y étaient lovées. Elles soulignaient la noblesse de ses traits d’un intense halo lumineux. — Oh, Yvan, ma vie reprend son cours. Tu nous as manqué, Bhaha ja Les.
Lido Muliris l’étreignit avec force, incapable à dissimuler son trouble. Puis il s’écarta et se signa, la main sur le cœur.
— Pour moi aussi, Epo, ce fut long !
Alors le Mystic se tourna vers la Femme Grise. Entre eux, les mots furent inutiles. Théâtral, Yvan posa un genou à terre et lui tendit la main droite. Soudain elle se troubla, très intimidée. Elle s’approcha en rougissant. Lorsqu’il eut saisi sa main, il prit la parole d’une voix sonore et claire : « Ma Dame, on m’a appris votre dévouement lors de ce long exil. Combien vous fûtes attachée au service de ma personne. Vous m’avez, par votre présence, retenu de ce côté des Mondes. Votre chaleur a éclairé ma nuit. Soyez-en éternellement remerciée. Voyez en moi le plus dévoué de vos Protecteurs. » Il toucha du front la main tremblante de Shana qui laissa paraître un étrange sourire avant de s’éloigner sans un mot. — A présent que nos retrouvailles sont terminées, s’exclama Elie, profondément émue, une fois qu’il eut salué Tib, nous devons prendre une importante décision. Ce merveilleux diadème confectionné par notre hôte maintient le Haut Mal à distance mais le poison sommeille encore en Yvan. A aucun moment, il ne faudra qu’il se démunisse de cette parure au risque d’y perdre la vie, cette fois.
Le grand Homme Gris acquiesça. Il adressa au gnome un léger salut reconnaissant. Ce dernier sautilla sur place, amplement satisfait de son ouvrage.
— Le bandeau ne vous gênera pas. Il est très résistant, fabriqué en peau de Bruug. Les Pierres de Vie demeureront en place tant qu’elles le souhaiteront. Mes précieuses ont accepté de vous apporter leur aide et de vous accompagner dans l’Autre Réalité. Prenez soin d’elles, Mystic. Quand vous découvrirez un remède efficace, appelez-moi. Je viendrai les rechercher où que vous soyez, Seigneur des Gris.
—
Voilà qui est bien parlé, mon bon gnome. Seulement le Mwermwer hante encore les parages du Puits de lumière. Et il n’est plus le seul s’il faut en croire notre jeune compagnon Tibelvan. Que décidons-nous ? Partir au risque de croiser la route de ces monstres ou attendre qu’il n’y ait plus aucun danger. Ce qui reste très incertain. Cela nous retardera considérablement. Que chacun donne son avis – Elie surprit leurs regards étonnés et interrogateurs – oh, j’en conviens ! D’habitude, je décide seule de la marche à suivre… mais cette fois, je ne désire pas vous mener vers de nouvelles catastrophes sans vous consulter. — Mère …
— Non, Mystic Mondolini, chacun doit décider de son propre chef. Ensuite, eh bien, je me plierai à la volonté du plus grand nombre.
Un long silence embarrassé s’installa. Des regards s’échangèrent. L’un après l’autre, ils s’exprimèrent avec mesure, conscients de l’importance de la décision qu’ils devaient prendre. La Shaïa les fixa longuement avant de conclure avec une légère pointe de regret : « Bien, nous partirons au plutôt puisqu’il en a été décidé ainsi. Mon brave Gwïaul, nous aurons une dernière fois besoin de votre aide afin de nous guider jusqu’au Puits. » Le gnome s’inclina bien bas. Lorsqu’ils eurent regagné le logis, il rejoignit Tibelvan qui préparait tranquillement son paquetage.
— Mon ami, murmura-t-il, profitant de l’absence de la Mère des Clans, je vous ai préparé cette petite bourse pour y garder votre précieuse. Prenez-en bien soin. Surtout ne vous en séparez jamais, elle en mourrait de chagrin.
— Merci, Gwïaul, je reconnais bien là votre bon cœur. Soyez sans crainte, je protègerai notre amie commune.
Il sortit de sous sa chemise la petite pierre plate et la glissa dans la bourse en cuir sombre, garnie de velours bleuté à l’intérieur, et fermée par un long lacet qu’il passa autour de sa tête.
— N’en parlez à quiconque. Vous attiseriez de bien vilaines convoitises.
Plus tard, après avoir pris leur dernier repas dans la cuisine, ils retrouvèrent les Hommes Gris. Ils s’éloignèrent à la suite du gnome qui marchait devant en compagnie d’Elie. Tous deux conversaient à voix basse. Derrière eux venaient le Mystic Mondolini, miraculeusement rétabli, accompagné par la Femme Grise qui ne le quittait plus depuis son réveil. Puis suivait Tibelvan, sous le charme du Chant de la Pierre. Enfin, traînant le pas, Lido leur jetait des regards désolés. Aucun ne s’aperçut du trouble qui grandissait en lui. Ils traversèrent plusieurs plateaux rocheux sans faire de mauvaises rencontres. Une fois seulement, ils aperçurent au loin une majestueuse envolée de Bruugs aux corps graciles. Peu à peu, l’immense colonne de lumières s’imposa à eux. Une sourde inquiétude les envahit comme ils s’en approchaient. Surtout chez Gwïaul qui montrait des signes de fébrilité. Il les encourageait à forcer l’allure, multipliait les traversées de Brillances qui effaçaient la plus petite trace olfactive. Il s’arrêtait au moindre frémissement des voiles obscurs.
Finalement, ils émergèrent de l’amas luminescent en s’ébrouant pour échapper aux étourdissements et aux nausées qui les assaillaient à chaque traversée. Devant eux, le Puits de lumières, colossal, emplissait l’espace. Sa surface s’agitait sous un fourmillement incessant de particules lumineuses qui changeaient sans cesse de teintes.
— Nous étions si proches d’une Porte sans le savoir, s’exclama Shana, enjouée, quelle ironie !
— Pressez le pas, insista leur guide, visiblement inquiet. Le Mwermwer n’est sans doute pas très loin car les Grolls ont déserté les abords du Puits.
— Où est Lido ? demanda brusquement Tibelvan en scrutant autour d’eux le chaos rocheux hérissé d’ombres.
— Il ne nous accompagnera pas cette fois, intervint d’une voix lugubre la Matriarche.
— Comment ? Mais il faut le retrouver. On ne quittera pas l’Entre-mondes sans lui !
Yvan rebroussait déjà chemin quand Elie tendit l’index vers un îlot lointain illuminé sous une pluie écarlate. La silhouette du vart se dessinait nettement au sommet du promontoire qui dominait le gouffre de l’Entre-Mondes.
— Que cherche-t-il, Mère ?
Shana se tourna vers la femme-enfant impassible. Elle craignait de comprendre. Seul Gwïaul était hermétique à la tension subite. Il trépignait sur place et jetait des regards affolés dans toutes les directions.
— Le vart Muliris répond à l’appel du Haut Mal. Il a choisi son Destin en toute conscience. Nous en avons longuement parlé avant notre départ. J’ai essayé de l’en dissuader, que c’était là une folie, mais il s’est obstiné.
— Oh non, il…il … il veut chevaucher le MangeRoc. J’aurai dû m’en douter !
Tibelvan cria plus qu’il ne parla, confirmant toutes les craintes qu’ils ressentaient pour leur ami. A cet instant, un souffle venu d’un lointain situé au-delà du promontoire enveloppa le petit groupe. Gwïaul bondit vers la Matriarche. Excédé, il agrippa son manteau et la tira en avant en bafouillant : « Il arrive, vite, vite, le Ver arrive… » Comme aucun d’entre eux ne bougeait, le gnome s’attrapa les cheveux en suppliant de le suivre puis, devant leur refus unanime, il plongea sans insister dans un amas de Brillances.
Lorsqu’ils se séparèrent pour préparer leur départ, Lido suivit la Shaïa d’un pas vif. Il attendit que les autres se soient éloignés pour lui barrer la route, passablement agité. La petite Mère contempla le vart Muliris un long moment avec compassion puis, d’une voix douce, elle dénoua le silence : « Tu veux me parler, Lido ? C’est urgent ? Nous devons effectuer nos préparatifs. J’ai nombre de points à régler avec notre hôte avant cela ! »
— Mère, un Songe me visite depuis que nous avons pénétré dans l’Entre-mondes, toujours le même …
Dans le regard de la femme-enfant, une lueur de chagrin chassa l’apitoiement. Elle dodelina de la tête, saisit la large main du guerrier et l’entraîna à l’écart. « Elle sait … » songea Lido sans étonnement. Ils s’assirent sur une roche basse, veinée d’ocre et d’outremer. Elle ne lâchait pas sa main.
— Je t’écoute, mon fils.
Le guerrier courba les épaules. Il se tassa sur lui-même, le regard rivé au sol. Il parla dans un souffle, d’une voix atone. Un ton que la Matriarche connaissait bien. Celui du Haut Mal. Elle frémit et se maudit de ne pas avoir insisté auprès d’Yvan pour que l’Homme Gris accompagne le troisième Clan à Rhoda.
— D’abord, ce ne fut qu’une brève vision cauchemardesque qui revint me hanter chaque fois que je m’assoupissais. Nous affrontions le Ver auprès du Puits. Aucun d’entre nous ne survivait. J’ai pensé que ce n’était là que des réminiscences de notre première rencontre. Mais son insistance s’est imposée à moi. J’ai su ce qu’il en était. Un avertissement, une sorte de prémonition.
— Oh, si ce n’est que cela, nous avons tous fait de nombreux cauchemars depuis que nous sommes dans l’Entre-Mondes. Ce pays est propice à la mélancolie. Il développe les humeurs noires. Rassure-toi, fils des Gris, notre retour se passera au mieux. Gwïaul y a pourvu.
Elle tapotait le dos de sa main avec affection. Un sourire un peu forcé éclairait son visage poupin. Le vart poursuivit sa confession.
— Puis la vision a changé. – Elie le fixa, tout sourire évanoui. Son cœur se serra. – Depuis que Tib a conté les facéties de son héros, Mallouin Vaurien. Vous, ma Mère, et les autres, vous ne parviendrez à fuir … qu’à condition que j’affronte le Mwermwer. Tel est mon Destin ! Je l’accepte… un ultime sacrifice.
Une flambée de colère s’empara de la Mère des Clans. Elle le saisit au menton et l’obligea à l’affronter du regard.
— Je te l’interdis, Lido Muliris. M’entends-tu ! Il est hors de question que tu te sacrifies pour sauver quiconque. Nous réussirons à quitter cette maudite contrée ensemble.
— Mère, – Il ébaucha un pâle sourire. Cette détresse anéantit Elie. – le Haut Mal m’appelle. Il résonne en moi, toujours plus insistant. Il n’y aura pas de retour pour votre serviteur. Mon Devenir m’oblige à chevaucher le MangeRoc de Tibelvan. Vous le savez autant que moi. N’essayez pas de m’en dissuader, car ce serait notre perte. Dites adieu aux autres pour moi. Surtout n’en parlez pas. – Elle chercha à rétorquer mais il lui plaça son index sur les lèvres et approcha son visage – Ils insisteraient alors pour me suivre.
Lido soupira en espérant son assentiment. Elie ferma les yeux et se concentra. Son séjour dans la demeure du gnome Gwïaul l’avait ragaillardie. La présence des Pierres de Vie lui insufflait une vigueur nouvelle. D’un coup, l’Ether s’illumina pour elle-seule. Les Visions se succédèrent avec une terrible fatalité. Aucune ne contredisait les dires du vart, au contraire. Les dés en étaient jetés. Alors la Shaïa Naharashi Elivashavitara le serra tendrement contre elle, les yeux embués de larmes. Puis, solennelle, elle l’embrassa sur le front.
— Vart Lido Muliris, le Peuple Gris célèbrera votre exploit dans les cencycles à venir. Je veillerai à ce qu’il soit gravé sur le Mur des Souvenirs, à Rhoda. Votre bravoure fait honneur au troisième Clan. Tu as ma bénédiction, mon enfant. Que le Haut Mal t’accueille en Paix.
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Lido s’accroupit afin de résister au souffle du Ver, toujours invisible. Il jeta un regard vers les îlots qui gravitaient à proximité du Puits sans apercevoir de présences humaines. Il savait pourtant que, sur l’un d’eux, ses compagnons essayaient de rejoindre la Frontière qui menait à leur réalité. Il était là pour leur offrir une chance de réussir. Le vart était venu s’embusquer à cet endroit sur les conseils de la Shaïa, juste avant qu’elle ne le quitte au petit matin, si on pouvait ainsi nommer la fin du sommeil sur ce monde crépusculaire.
La vue était exceptionnelle. Grandiose. Autour de lui, l’Entre-mondes ruisselait en pluie de feu et de sang. Des éclairs déchiraient brièvement ses tréfonds. La colonne ignée du Puits de lumières se reflétait sur la lame bleuie de sa Khanna en vagues chatoyantes. Quatre lacets de cuir, ornementés de minuscules lapis-lazulis, enserraient la chevelure de neige en une natte unique. Un anneau d’argent ciselé pendait à son lobe droit. Plusieurs bagues ornaient ses doigts, ultime coquetterie d’un esprit fantasque. Il ôta le long manteau pour ne porter qu’une chemise au jaune intense sous un pourpoint de cuir clouté sans manche, enrubanné aux côtés. Solennel, il déposa le baudrier sur la roche, derrière lui. Il serrait à deux mains la poignée gansée du long sabre.
Prémisse de l’apparition de la monstrueuse créature, le chuintement qui accompagnait le vent le tira de sa mélancolique contemplation. Il se balançait lentement, fixant les voiles obscurs. Puis une face brune, horrible, apparut et sema le trouble en lui. Une face de démon plate et cornée, barrée d’une gueule dégoulinante de bave, dépourvue d’yeux et d’orifice nasale. Le corps blanc, mou, segmenté et veiné de sanguines boursouflures, ondulait entre les strates d’obscurité. Lido se tendit comme une lame. Son âme vibrait à l’unisson de la créature qui pourfendait l’Entre-Mondes en se gorgeant de roches et de rocailles. Lorsqu’elle défila plusieurs milles sous lui, il s’élança silencieux dans le vide. Il se déploya, jambes et bras écartés, et se reçut avec souplesse sur l’énorme épiderme laiteux. Une fraction d’éternité, il manqua de perdre l’équilibre et de choir vers le gouffre de nuit. La créature filait à une vitesse considérable en direction du Puits de lumière. L’Homme Gris planta la lame dans la chair gélatineuse sans aucune réaction. Alors Lido s’élança vers la tête du monstre, tailladant l’épiderme à chaque foulée. Comme il abordait un nouveau segment, la folie dévastatrice l’emporta et il éclata soudain d’un rire hystérique.
Lido Muliri chevauchait le Mwermwer.
La lame trancha une veinule palpitante. Ill fut éclaboussé d’un écœurant fluide poisseux et olivâtre. Une odeur immonde l’assaillit. Pour la première fois, il sentit un léger tressaillement sous ses pieds. Alors le vart du troisième Clan s’attacha à pourfendre les vaisseaux à fleur de peau. La course fluide, sinueuse, devint plus anarchique. Des spasmes brutaux cabrèrent le long corps. Ils jetèrent plusieurs fois le tourmenteur à bas. Euphorique, Lido se redressait après chaque chute afin de poursuivre l’œuvre létale. Quand la créature plongea vers les profondeurs abyssales, il culbuta dans le vide. Un instant il tournoya, énivré, avant de rétablir un équilibre précaire. Calmement, Lido freina sa chute afin d’atteindre l’îlot le plus proche. Il avait perdu de vue le Mwermwer meurtri. Là-bas, le Puits était sauf, ses amis épargnés. L’Homme Gris songea furtivement qu’il avait peut-être une chance de s’en sortir indemne, son exploit accompli.
Il avait chevauché le Mwermwer. Un instant de félicité. Doux comme l’éternité.
Puis il aperçut l’énorme créature qui fonçait dans sa direction, surgissant des abysses. Bravache jusqu’au bout, il l’affronta, la khanna bien calée entre ses mains, dérivant vers un plateau qu’il n’avait aucune chance d’atteindre. Il eut une ultime pensée pour ses amis avant que le Ver l’engloutisse. Les sucs acides lui enflammèrent la peau. Elle se couvrit de cloques. Une douleur foudroyante anéantit sa conscience. Par un réflexe ultime, il planta son arme dans la panse de la créature. Et le Haut Mal emporta l’Homme Gris du nom de Lido Muliris loin de l’Entre-Mondes.
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Tibelvan tremblait d’impuissance. Des larmes coulaient sur ses joues. Elie le tira par la manche de son long manteau de laine. Il avait vu, de ses yeux vu, Lido courir sur le dos du monstre et abattre sans cesse la Khanna comme une danseuse pirouettant sur la scène. D’abord en vain. Un instant, chacun crut qu’il ne parviendrait pas à briser la course du monstre. Que son sacrifice se révèlerait finalement vain ! En dépits de la mort se précipitant vers eux, ils ne purent s’arracher à cette vision angoissante pour se fondre dans le Puits. Finalement le Mwermwer se cabra. Ils assistèrent stupéfaits, émerveillés, aux tentatives de la créature pour chasser le méprisable insecte qui courait sur son dos. Avant que le monstre plonge vers les abysses.
La Mère des clans retrouva la première ses esprits. Gwiaül s’était enfui sans un dernier adieu. Fermement, elle les poussa en avant, vers le long cylindre de lumières. Elle les encourageait de la voix et du geste. Ainsi ils gagnèrent l’Anneau plat qui entourait la colonne aux particules en perpétuelle mutation. Ils le traversèrent en silence, trop accablés pour partager leur chagrin. Finalement, comme lors de leur première venue, ils échouèrent au bord de la mare de roches. Elie se tourna vers eux.
— Le vart Muliris a offert sa vie pour sauver les nôtres. A notre tour de lui rendre hommage. Le Mwermwer peut surgir à n’importe quel moment. Alors quittons ce monde maudit. – Elle éleva la main droite en direction de la surface moirée. - Suivez-moi sans crainte, avec une seule pensée en tête. Me suivre, je m’occupe du reste.
Sans davantage d’explications, la Matriarche s’avança dans la mare et disparut à l’instant. Ils s’y précipitèrent sans hésitations, afin de fuir l’Entre-mondes qui leur avait ravi leur ami.
Des vents tièdes et secs balayaient le plateau désertique et soulevaient des nuages de poussière grise. Le ciel, d’un bleu cru, blessait les yeux après les ombres de l’Entre-mondes. Ils réalisèrent peu à peu qu’ils foulaient la réalité qui les avait vus naître. Groggys, ils inspectèrent l’alentour avant qu’une profonde consternation ne s’empare d’eux. Une vastitude de buissons de ronces, de thyms et d’euphorbes, de tas de pierres rondes comme des galets s’étendaient à perte de vue. Aucun arbre, aucune construction, pas le moindre signe de vie. Au loin se dessinait l’ombre diffuse de contreforts montagneux. Ils se tournèrent de concert vers la petite Femme Grise qui époussetait ses habits avec soin. — Mère, où sommes-nous ? demanda Shana Landis, une pointe de désarrois dans la voix.
Yvan la renseigna avant même que la Shaïa n’ait daigné répondre. Il regardait dans la direction opposée aux lointaines montagnes. Sa voix recélait une dureté qu’ils ne lui connaissaient pas.
— Dans le lat-Arhin, le long de la Faille.
La Mère des Clans lui jeta un regard empli de fierté et confirma ses dires.
— En effet, mon enfant. Nous avons atteint l’extrême bordure orientale du Pays du Peuple Gris. Si nous nous approchons de la falaise, nous devrions apercevoir le fin ruban de la Salèze.
— Mais, il n’y a rien dans le coin, s’exclama Tibelvan qui avait du mal à conserver son sang-froid. Vous ne pouviez pas choisir pire contrée pour notre retour.
Accablé, il tournait sur lui-même en écartant les bras. Elie lui sourit, navrée. En s’avançant vers le bord de la faille qui courait le long du fleuve, elle rétorqua d’une voix amusée : « Mais je n’ai rien choisi du tout, mon jeune ami. »
— Alors pourquoi sommes-nous là ? questionna la Femme Grise.
Devant eux, le ruban azur de la Salèze flamboyait sous les feux célestes, au sein de prairies verdoyantes. Seuls un millier de pas les en séparaient, à pic.
— Pour lui, précisa la petite femme-enfant.
Elle leur indiqua du bras droit trois silhouettes humaines, loin en contre-bas. Elles avançaient rapidement dans leur direction sur le sillon brun d’une route qui tranchait les carreaux pastel des prés fleuris. — Pour retrouver l’Eliathan. N’est-ce pas ce que nous désirions le plus ?
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? s’écria Tibelvan que la nouvelle avait soudain sorti de son abattement léthargique.
— Des ennuis ! prophétisa le Mystic en tirant la longue Khanna de son écrin brodé.