Livret Quatre : La foire des Grands Calmes.
Chapitre vingt : La bataille de la Foire (2). Le vart Lorres Molduk précédait ses deux compagnons de trois pas. Il n’avait pas daigné dégager la khanna qui tressautait contre la dossière. Il marchait à grandes enjambées et contemplait avec écœurement les logis humains qui ne méritaient pas une once de son attention. Il se laissait guider par le flux d’énergie que l’imposteur partagea avec les Shaïas lors de leur entretien mental. Lorres tuerait l’Eliathan. Pour avoir cru lui-même à ses mensonges et pour son ami, Lirsi, tombé par traitrise sous les coups du démon. Un désir létal l’enchainait, insensible aux cris et aux insultes. Dans une étroite allée latérale, Lorres surprit un mouvement suspect, une ombre en fuite. Il réagit à l’instinct. L’individu avait la taille et la corpulence du meurtrier. Vêtu de la tunique brune des Lippys. Ce misérable cherchait à se dissimuler, bien que fort maladroitement. En poussant un rugissement, le vart du premier Clan s’engouffra dans le passage ténébreux. Il arracha des toiles à la propreté suspecte qui s’accrochaient au cimier épointé. Il butta contre des caisses posées à même le sol et faillit s’affaler, poussa des imprécations. Derrière lui, ses compagnons accourraient, la lame brandie. Le fuyard réapparut furtivement, de loin en loin. Il les entrainait dans une étrange course poursuite. Peu à peu, les Hommes Gris gagnèrent du terrain. A plusieurs reprises, leur proie hésita, avant de changer diamétralement de direction. Finalement, ils débouchèrent dans une petite cour intérieure bordée d’échoppes aux panneaux de bois baissés qui interdisaient le plus infime espoir de fuite au fugitif. L’Homme Gris ne quittait pas des yeux sa proie. Elle s’agitait en tous sens, piégée. Lentement, Lorres Molduck tira la longue lame gravée d’un lacis symbolique en lettres du Haut Langage. Avec un détachement létal, il s’approcha sur la terre battue, séchée par les dards de l’astre diurne. Derrière lui, les varts s’écartèrent afin de supprimer la moindre échappatoire. Tétanisé, le fugitif ne bougeait plus. Finalement il se recroquevilla au sol. Cette servilité offusqua le guerrier. — Place à la justice du Peuple Gris ! aboya Lorres en brandissant la khanna. Regarde-moi, maudit ! Debout lâche !
La petite silhouette lui fit face. Le vart vacilla, saisi d’un vertige ineffable. Devant lui, point d’Eliathan mais une jeune fille d’une quinzaine de cycles, aux boucles brunes, qui roulait des yeux affolés. Terrifiée, elle leva de maigres bras en une désuète supplique. En vain. La lame s’abaissa et faucha cette existence offerte. Elle trancha la main fragile, s’enfonça dans la maigre poitrine, à hauteur de l’épaule. Le guerrier la souleva presque du sol avant de la rejeter au loin avec dégout en hurlant son exaspération.
— Démon, où te caches-tu ? rugit Lorres Moldik, furibond.
A ses côtés, ses camarades attendaient impassibles, sans un regard pour la malheureuse et innocente victime. — Allons, gronda le vart, il me tarde d’achever cette course.
Le trio quitta la petite place pour reprendre la traque. En d’autres endroits, sur le chemin des Protecteurs, se répétait la même tragédie. Là où le Ser Ardevaingt n’imagina qu’un subtil subterfuge destiné à retarder d’éventuels poursuivants, les Hommes Gris semèrent, eux, mort et désolation. L’idée même qu’ils aient pu être grugés par l’imposteur les rendit fous de rage. Cet aveuglement les poussa inéluctablement à massacrer les humains présents. Face à ce déferlement de violence, des résistances sporadiques s’organisèrent ici et là. Elles s’éteignirent comme feux de paille dans des flots vermeils. Lorsque la fureur atteignit son paroxysme, l’astre était haut dans le ciel. Alors, afin d’assouvir une frustration grandissante, les Mystics du premier Clan organisèrent la destruction systématique du camp de toiles et de baraquements. Ils œuvrèrent durant plusieurs heures avec un acharnement obstiné.
Heureusement la majorité des résidents réussirent à s’échapper de cet enfer. Ils s’enfuirent vers la cité au bord du Tarad pour y porter la triste nouvelle. L’après-midi était déjà bien entamée lorsque la longue colonne cuirassée évacua les lieux. Les Hommes Gris se dirigèrent vers Esorit. En désespoir de cause, Alory finit par se persuader que l’imposteur s’y était réfugié. Rien ne pouvait plus endiguer sa soif funeste. A ses yeux, afin sans doute de justifier les terribles exactions perpétuées par les siens, le Mystic du premier Clan se répétait que les humains étaient les complices du misérable. Délirant à présent, il imaginait derrière cette macabre farce la poigne des Dieux Inconstants. Et qu’il devait mettre un terme à l’abominable complot, au risque d’y perdre la vie.
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Au sommet d’un mamelon artificiel, le château de Chalmes dominait la rive gauche du Tarad. C’était une imposante construction composée d’une double enceinte fortifiée, flanquée de tours octogonales au-dessus desquelles flottait l’aigle des Eliartys. Majestueux, le donjon s’élançait en une succession de tourelles et de balcons festonnés jusqu’à défier les cieux. Au sommet de la plus aériennes des excroissances, deux hommes scrutaient depuis un long moment, interdits, l’horizon envahi par de nombreuses colonnes de fumée, à l’endroit où s’étendait la foire des Grands Calmes, invisible derrière la ceinture feuillue des collines.
— Ces feux ne signifie qu’une seule chose, mon seigneur, gronda le Sénéchal Trévor d’une voix étrangement cassée. Les démons m’emportent si nous n’allons pas fourbir une fois de plus les armes contre Elchinos.
— Les Lions d’Opham ont rompu la trêve ! les chiens ! Je leur ferai ravaler cette traitrise !
Le baron Althor d’Atéïas frappa les profonds gantelets l’un contre l’autre en jurant une nouvelle fois vertement. C’était un homme de taille moyenne, large d’épaule, dont il se dégageait un sombre magnétisme. On le disait cruel, implacable envers ses adversaires comme avec ses alliés, et cupide, dévoré par une ambition démesurée. Elle l’avait mené, cinq cycles plutôt, à défier la puissance des fameux maîtres de la mythique Elchinos. Désastreuse entreprise qui faillit lui couter son château, ses terres et sa vie. Depuis, néanmoins, ce triste sire rêvait d’une éclatante revanche en rongeant son frein.
En retrait, le vétéran acquiesça sombrement. Vêtu d’une lourde cuirasse composée de plaques de fer rivetées, il portait une longue épée au côté. Ces colonnes de fumée l’interloquaient plus qu’il n’osait l’avouer à son seigneur. Par ses mouches, il connaissait les tractations en cours entre Opham et certaines baronnies voisines. Pourquoi diable les jumeaux auraient-ils engagé un conflit incertain alors qu’ils prêchaient par ailleurs pour une paix durable ? Qu’importe, l’avenir démêlerait cet imbroglio. Son seigneur déciderait de la marche à suivre.
— Si tel est le cas, nous sommes prêts cette fois, mon Seigneur.
— Parfaitement, Trévor ! – Le baron tourna vers lui sa tête étroite au nez busqué et aux lèvres fines, encadrées par une barbe noire, taillée en pointe. - Il me tarde de montrer aux satanés jumeaux l’étendue de ma rancœur. Oh oui, il est plus que temps !
— Regardez ! là ! dans la montée !
Un petit groupe de cavaliers empruntaient en effet la voie escarpée qui menait au château. Ils soulevaient des nuages de poussière tant leur allure était soutenue malgré la rudesse de l’ascension. Une visite impromptue qui annonçait de nouveaux malheurs. Les deux compères échangèrent un regard entendu.
— Viens ! allons accueillir nos visiteurs.
Le baron rabattit les pans de la cape doublée d’hermine, ornée des aigles des Eliartys, d’un gest volontaire. Il entama la longue descente vers les étages inférieurs de la citadelle. L’imminence d’un conflit le ravissait. Son sang bouillait d’exitation. Il exultait les clameurs sauvages de la bataille, le frisson de la mort, l’extase du carnage.
Dans la Haute Salle, la lumière du jour se déversait à flot par de larges vitraux ovales. Elle rehaussait la beauté laiteuse des colonnades de marbre, des arcades ajourées d’entrelacs et de blasons, de l’étrange dallage en damier et des nombreuses sculptures au bestiaire d’une folle exubérance. Au centre de l’immense pièce, surélevé d’une double marche, trônaient deux chaires imposantes, en bois de noyer sombre, rehaussées d’incrustations d’ivoire. Dans leur ombre, sur des tapis de laine épaisse, plusieurs divans, de confortables fauteuils, de basses dessertes et une multitude de fleurs dans des vases en grès rose. Les Dames brodaient tranquillement en surveillant un garçonnet de quatre cycles à peine qui jouait sur le sol avec des billes de métal colorées. Elles bavardaient à voix basse et posée lorsque les deux hommes firent une entrée fracassante par la porte principale, brisant l’harmonieuse quiétude qui régnait en ces lieux. L’enfant dressa la tête puis se releva malhabile. Son visage s’éclaira d’un sourire idolâtre.
— Pag !
Il se précipita vers le baron qui lui ouvrit grand les bras. Menaçant dans son écorce de fer, le conseiller, lui, resta en arrière, le visage impassible. Althor souleva l’enfant qui gazouillait de joie. Il le tint à bout de bras au-dessus de lui. Sa bonne humeur s’en trouva renforcée. Devant les mimiques du garçonnet, il rit à gorge déployée le bonheur d’être père. Lachia d’Atéïas était l’unique héritier du baron, du moins le seul encore en vie. Ces derniers cycles, un sort funeste s’acharnait sur l’ancestrale maison des Eliartys. Lachia était le cinquième rejeton de la lignée. Son frère ainé, Liofrun, avait trouvé la mort dans une embuscade lors des troubles avec Olpham, cinq cycles plutôt, au côté de son père. Il n’avait pas quinze cycles révolus. Une mauvaise fièvre avait emporté Shali et Berine, ses deux sœurs. Quant à Lys la dernière, elle n’avait pas survécu à sa venue au monde. Tous les espoirs du baron résidaient en Lachia, si jeune et si fragile. Sinon, quand il disparaitra, les bâtisseurs de l’imposante forteresse ne seraient plus qu’ombres et poussières dans les corridors de l’Histoire.
Finalement, le père déposa son fils au sol. Le garçon courut vers la Dame du château qui approchait dans un concert de soie. D’une froide beauté, presque austère, Elchéal, Dame de Chalmes, se déplaçait avec majesté. Un bonnet de tissu épais couvrait le dessus et l’arrière de sa tête, orné de rangées de grosses perles. Elle portait une robe élégante, d’un vert profond, qui trainait au sol, et un corsage crème fermé, brodé de fils d’argent et de larmes de nacre. Une lueur de plaisir brilla dans le regard sombre du baron quand elle le rejoignit. Il la salua avec solennité.
— Chère amie, nous attendons des visiteurs, dit-il en attirant de la main l’attention de son fils. Il semble que ce dont nous nous sommes entretenus récemment surviennent plutôt que nous ne l’envisagions.
— Primès, Lidéliam, emportez Lachia dans mes appartements, s’exclama la Dame d’une voix mélodieuse.
Les dames de compagnie à peine sorties avec l’enfant, elle se tourna vers le maître de la citadelle. Joignant les mains, elle intima : « Expliquez-moi ! ». Le baron eut un sourire ironique, ménagea son effet, et lui tendit une main pour la mener jusqu’à l’estrade. Une fois chacun confortablement installé, il s’exécuta sans tarder. Il décrivit ce qu’il avait observé de la tour de guet. Puis silencieux, il attendit, confirmant ainsi ce que certaines rumeurs colportaient insidieusement. Que la Dame régît d’une main de fer la domesticité du château et, plus encore, que son époux ne prenait de décision sans avoir auparavant requis son avis. Que Dame Elchéal régnât sur Chalmes au même titre qu’Althor, certaines mauvaises langues prétendaient même qu’il n’y avait qu’un seul maître au château…
Les visiteurs étaient au nombre de quatre. Althor connaissait trois d’entre eux, des notables influents d’Esorit avec lesquels il avait l’habitude de s’entretenir, des proches du Mestre Dullois. Le quatrième, par-contre, lui était inconnu. Un étranger dont la vêture l’intrigua au point qu’il fronça imperceptiblement des sourcils à leur approche.
— Ami Galamoid, vous voilà bien essoufflé ! les accueillit le baron sur un ton moqueur. Quel bon vent vous a mené jusqu’à nous ? Et vous, Honorable Graver, il faut que ce vent soit conséquent pour vous faire ainsi quitter votre échoppe et chevaucher par cette chaleur ? Honorable Pontrian, j’ai appris pour votre fille. J’espère qu’elle s’en sortira sauve. Si mon mire Da Literry peut vous apporter son secours, je le ferai mander sur le champ. Hélas, il s’est rendu au Val Dormant. Il ne devrait en revenir que d’ici deux bonnes quaines.
L’homme auquel il s’adressait se plia en deux en bafouillant des remerciements, les yeux larmoyants. Le baron se tourna alors vers l’étranger. Le regard qu’ils échangèrent fut bref. Chacun évalua l’autre avec curiosité. Seulement il n’y eut pas de présentation, au grand dam du Conseiller. Tenant à deux mains un chapeau rond qu’il froissait nerveusement, le meneur de ce quatuor improbable s’avança et coupa court aux civilités d’usage. Le marchand en houppelande cramoisi suait à grosses gouttes. Les autres notables aussi d’ailleurs, excepté l’inconnu, un gaillard énergique, qui demeurait en retrait.
— Le Mestre Dullois réclame votre assistance, mon seigneur. Ce sont les Gris. Ceux de la Commanderie ! ils sont devenus comme enragés. Ils ont attaqué la foire ce matin. Ils brulent, saccagent, massacrent à tour de bras…
Un silence stupéfait succéda à cette intervention. Les époux échangèrent un regard complice puis le baron se dressa, la voix forte, serrant les accotoirs, le buste en avant.
— Par les Dieux inconstants, quelle folie a donc saisi notre monde ? Que me chantez-vous là, Honorable Galamoid ? Les vapeurs de vos cuves vous auraient-elles altéré tout discernement ?
Une main fine, portant des bagues étincelantes, se posa discrètement sur celle du baron. Une simple pression suffit à ce qu’il retrouve un calme apparent. Il les dominait le regard sombre, l’expression mauvaise et dévisageaient tour à tour chacun de ses visiteurs. Le dénommé Galamoid recula d’un pas. Incapable de s’expliquer, tremblant comme une feuille.
— C’est que le Mestre craint qu’ils ne s’en prennent à la cité ensuite, ces démons ! intervint le Magister Pontrian, un homme dans la fleur de l’âge, propriétaire de nombreux entrepôts sur le port et d’une flottille de chalands.
L’Honorable réconforta son malheureux confrère d’une petite tape amicale dans le dos. La démonstration de colère soudaine de son seigneur ne l’impressionnait pas face à l’urgence dramatique des évènements.
— Nous avons recueilli les malheureux qui ont réussi à fuir cette tragédie. Et tous nous ont rapporté le même récit. Les Protecteurs Gris ont envahi la foire dans la matinée pour y déverser le malheur. La mort les accompagne ! Aidez-nous, la milice à elle-seule ne parviendra pas à les arrêter s’ils franchissent nos portes. Nous nous battrons à vos côtés si vous nous le demandez. Sinon Esorit connaitra sous peu le même triste sort que Tavos.
— En effet, Honorables, voilà qui ne peut s’excuser ni perdurer, rétorqua le baron en forçant de la voix.
Il se rassit, solennel.
— Sieurs, retournez assurer votre Premier Magistrat de notre entière sympathie. Le baron d’Atéïas ne laissera pas les faces terreuses s’en prendre à la belle cité d’Esorit, chère à notre cœur. Nous serons à pied d’œuvre d’ici une heure. Quant à vous, rassemblez vos braves. Ensemble, nous repousserons cette menace. Ces démons n’entreront pas dans la ville, je vous en fais la promesse.
Comme les délégués ouvraient de grands yeux étonnés, le baron s’expliqua volontiers avec un brin de condescendance. Sur ce ton qu’on utilise généralement pour des enfants peu doués : « L’incendie n’est pas passé inaperçu du Château. Voilà plusieurs heures qu’il nous intrigue. Le Sénéchal Trévor a envoyé préventivement des courriers aux troupes battant la campagne. Il a aussi préparé les hommes qui séjournent à l’heure actuelle en nos murs. Allez sans crainte, mes bons amis. L’aigle châtiera les mécréants à la hauteur de leur crime. Notre foire est sacrée, nul ne peut y verser le sang. Que la milice se tienne prête derrière le muret. Que le Mestre m’attende à la porte d’ici la quatorzième heure. Nous vous y rejoindrons. »
Les membres de la délégation partis, Althor d’Atéïas se tourna vers sa Dame en quête de son assentiment. Une fois le courroux passé, l’affaire ne lui plaisait qu’à moitié. Les Hommes Gris faisaient de redoutables adversaires. Les affronter demandait réflexion, sans doute s’était-il une fois de plus emporté. Si les rapports de la veille étaient exacts, les Protecteurs seraient en nombre. De plus animés d’une fureur incompréhensible comme l’attestaient les colonnes de fumée. Lorsque la Commanderie fut réouverte, six cycles auparavant, le baron s’inquiéta de cette nouvelle présence militaire à sa porte. Mais le Mystic Tathaniel Ariti, en charge la Commanderie, n’était pas l’un de ces arrogants Voyageurs que l’on côtoyait parfois dans les cours du Nord. Il fit preuve d’un pragmatisme policé qui convint parfaitement au maître de Chalmes. Grâce à son soutien, ce dernier conserva même titre et château au grand dam des jumeaux d’Opham. Seulement le Mystic du clan des Vents d’Ouest avait quitté Esorit avec les siens pour rejoindre le Liz Ard, la saison passée. Althor regrettait les longues soirées occupées à débattre de stratégie guerrière ou à jouer aux checs en buvant un clairet. Depuis la Commanderie n’était plus qu’une halte de passage qui abritait une permanence de cinq varts, sans nouveau Commandeur, du moins jusqu’à ces derniers jours.
— Vous ne pouviez pas refuser ni vous dérober à leur requête. Nous avons besoin d’Esorit, mon bon ami.
— Mais les Hommes Gris risquent de nous poser plus de problèmes. Glatiens ne sera pas là avant la nuit. Je l’ai envoyé inspecter les vergers à l’est.
— Alors utilisez le muret comme vous avez si bien su le faire pour repousser les ravageurs. Trévor, combien pouvons-nous aligner d’archers ?
Le sénéchal sortit de l’ombre de la chaire où il s’était tenu tout au long de l’entretien. Il grimaça avant de répondre, le front soucieux.
— Avec les hommes du Port, une petite cinquantaine, ma Dame. C’est trop peu face aux Protecteurs. Toutefois, nous avons suffisamment de réserve, d’arcs et de flèches pour plusieurs rideaux. Mais cela signifie que nous ne pourrons pas compter sur l’appui de piquiers lors de l’assaut.
— C’est sans importance, la milice fera office, déclara Alichéa Elchéal d’un ton sec. Cependant pourquoi ne pas distribuer à nos troupes les nouveaux traits que nous ont livrés les Thaumaturges. L’occasion nous est offerte d’apprécier leur supposée supériorité au combat, qu’en pensez-vous ?
Le baron Althor d’Atéïas approuva bruyamment comme à son habitude. Ce problème résolu, la Dame arqua un sourcil, signe d’un léger agacement.
— Qui était l’homme qui accompagnait nos notables ?
Trévor, cette fois, secoua la tête, marquant ainsi son ignorance. De son côté, le baron grogna pour masquer son malaise. Bouleversé par les nouvelles, il avait totalement occulté cette présence inhabituelle. La Dame leur sourit avec indulgence mais son regard restait froid et calculateur. Elle tapota la main de son époux.
— Il n’aurait pas dû se trouver là à vous jauger comme il l’a fait, poursuivit-elle d’une voix douce. N’avez-vous pas remarqué le collier qu’il portait sur son pourpoint ? Non ! Un bien étrange bijou. Frappé de deux cercles concentriques.
Le baron la fixa, interloqué, puis il frappa dans ses mains. Le regard qu’il lui lança était empli d’une admiration enflammée.
— Oui, mon époux, un de ces sinistres écarlates de la Mhapoaha Paha dont on nous rabat les oreilles. Et si vous voulez mon avis, ce n’est pas un simple couteau. Un homme dangereux que celui-ci… qu’il va nous falloir surveiller à l’avenir si l’idée lui prenait de s’installer au sein de notre belle cité.
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Dans le Haut Récit de la Marche des Hommes, Elyon contera qu’en ce quatrième de Kolma s’affrontèrent les guerriers du Peuple Gris et les braves de Poigne de Fer, le baron Althor d’Atéïas, ainsi qu’il le surnomma plus tard lors de l’Exode dans nombre de ses ballades, composées à la gloire des Sept Compagnons. Qu’ils fussent alors près d’un millier de combattants sous les murs d’Esorit dont peu survécurent à la férocité des combats. Peu importe ce qu’il advint réellement. Le conteur n’a que faire de la vérité.
Cependant, aucune des Annales du Peuple Gris ne mentionne ce triste épisode de leur Histoire. Mais peut-il en être autrement de la part de la Sagesse Eliléa Glashahadi ! Evidemment, rien de bon ne découla de cette bataille. Ce fut là un jour sanglant où seules triomphèrent la haine et l’absurde entêtement d’un malheureux qui bascula dans la folie, le Mystic Alory Amidiel.
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Lorsqu’ils atteignirent la croisée des routes, les Protecteurs dominaient la cité, son port et le long ruban azuréen du Tarad. Une pente raide suivie d’une douce déclinaison les séparait du muret en pierres taillées, de trois pieds de haut, qui, comme il était coutume à cette époque, délimitait les Libres Cités. Un vaste espace d’herbe rase, pierreux et défoncé, s’étendait ensuite sur dix arpents jusqu’aux premières demeures d’Esorit. Deux anomalies attirèrent l’attention de l’Homme Gris en tête de la colonne. Sous le portique peint aux couleurs, blanche et turquoise, de la cité fluviale, les portes monumentales étonnamment closes. Et, derrière le muret, une effervescence inhabituelle. Les rayons de l’astre diurne embrasaient le fer des armures et des piques. Le Mystic du premier Clan estima le nombre de la piétaille à presque deux cents individus. Un large rictus carnassier souligna son appétit grandissant pour le carnage qu’il semait derrière lui. Quel ridicule comité d’accueil, censé arrêter les meilleurs combattants de cette Terre d’affliction. Les doutes d’Alory s’envolèrent à leur vue. Une seule raison possible à ce déploiement de force inattendu : le Prédestiné s’était réfugié auprès des siens. Cette ridicule escouade sensée le protéger. Et l’imposteur se prétendait l’Eliathan des Gris. L’ire se déchaîna en lui. Sa monture piaffa brusquement d’impatience en sentant le cavalier se crisper.
Puis le guerrier aperçut les aigles déployés à l’arrière, flottant librement. Ainsi le baronnet de l’endroit était là, lui aussi. Un détail qui lui importait peu. Les Protecteurs balaieraient cette chienlit humaine. Ils débusqueraient le misérable, dussent-ils raser la ville. Sur un ordre muet du bras, les cavaliers se disposèrent de concert en trois lignes au sommet de la bute puis, lentement, ils se déversèrent sur la pente. Un grondement effroyable les précéda tandis que certains brandissaient déjà leur khanna et que des hurlements avides montaient jusqu’aux cieux.
Le baron de Chalmes contempla la vague létale qui déferlait sur leurs maigres défenses. Son corps se tétanisa et sa gorge s’assécha brusquement. Il connaissait bien cette sensation étrange qui précédait l’action. Ce n’était pas la première fois qu’il participait au combat. Il se crispa sur la poignée de la longue épée afin d’en interdire les tremblements. Autour de lui, la peur était palpable. Personne n’osait bouger, les regards rivés sur la mouvance étincelante. Althor fit un bref signe au sénéchal. Ce dernier brisa le silence en abreuvant les gardes d’un flot tonitruant où se mêlaient indistinctement encouragements et injures. Des aboiements furieux qui eurent pour effet de galvaniser les plus frileux. Le baron laissa paraître un léger sourire. L’instant d’appréhension passé, seule comptait l’action. Il inspecta les abords du mur où attendait accroupie la milice, revêtue de cuirasses et de casques ronds. Groupés par binôme, les citoyens tenaient de longues perches d’acier alignées dont les pointes effilées reposaient pour l’instant sur le rebord du muret. Elles mesuraient une toise et demie, bardées de crocs sur la partie supérieure.
L’ironie de la situation frappa le stratège avec violence. Ils avaient mis au point cette tactique lors de longues soirées d’oisiveté en compagnie du Mystic Tathaniel Ariti afin de résister à la charge de la cavalerie d’Opham, composée des véloces unités de petits pon’liots, racés et légers. Jamais il n’aurait imaginé alors l’expérimenter contre les lourds destriers de la Commanderie. Le grondement s’amplifia comme les assaillants parvenaient à mi-pente.
Le baron examina en retrait la troupe silencieuse des Ecarlates, dans leurs longs manteaux cramoisis. Il s’interrogea sur leur nombre conséquent. Sans doute avait-il sous-estimé l’influence de la Première Mère à l’intérieur de ses Domaines. Le heaume plat leur conférait une force mystique et mystérieuse. Impassibles, les Ecarlates se tenaient à l’arrière des piquiers, étreignant de longs coutelas à large lame. Des armes de brigands plutôt que de guerriers, jugea Althor avec une évidente répugnance. Leur chef se détachait par sa prestance et sa stature athlétique. Leurs regards se croisèrent un instant. Un échange dépourvu d’aménité. Chacun reconnaissait en l’autre un danger, même si leurs intérêts convergeaient sur le moment.
L’intrigant personnage s’octroyait le titre de Premier-maître de l’occulte Confrérie. Le Supérieur Maho était arrivé à Esorit à la suite des troubles qui agitèrent la baronnie de Galadorm. Les rumeurs les plus folles couraient sur son compte et sur les soi-disant évènements survenus dans la cité des miroirs. Le baron d’Atéïas les avaient ignorées jusque-là, les considérant par trop farfelues – Des Gorgys et les Ecarlates alliés pour abattre l’ordre établi, un dragon vengeur et un mystérieux Maitre-dragon. – mais, alors qu’ils affrontaient les Gris, Althor se demandait s’il n’y avait pas un fond de vérité dans ce murmure. Ils vivaient un âge de déraison. Le maître de Chalmes serra les mâchoires. Il reporta alors son attention sur la charge de l’ennemi.
Le sénéchal aboya un ordre clair par-dessus le tumulte de la cavalcade. Les grands arcs d’if s’inclinèrent vers les cieux. Les cordes vibrèrent à l’unisson. Les cavaliers atteignaient le bas de la pente. La nuée de flèches noires assombrit les cieux et frappa d’un doute le Mystic. Alory encouragea des genoux et des bras sa monture à avaler l’espace. Puis l’ondée de fer se déversa sur eux. Elle jeta bas quelques malheureux hérissés de part en part. Aveugle, la mort frappait au hasard, avec une incroyable prodigalité. Les dards des enchanteurs de la lointaine Shumahs pénétraient les lourdes armures aussi aisément que de légères cuirasses de cuir. Le vart Lorres Molduk fut l’un des premiers à succomber.
Puis un second, un troisième essaim clairsemèrent les rangs avant qu’ils n’atteignent le muret. Ils le franchirent avec vélocité malgré la masse que représentaient les monstrueux destriers porteurs des géants bardés d’acier. Ils le franchirent pour affronter la forêt hérissée des longues perches sur lesquelles ils s’empalèrent. Bientôt rejoints par leurs malheureux compagnons. L’horrible stratagème fonctionna à merveille avant de se briser par endroits. Là où les porteurs plièrent, balayés par la peur. Des quatre-vingt-quinze qui participèrent ce jour-là à l’assaut d’Esorit, seules trois dizaines réussirent à franchir la herse humaine. Ils semèrent à leur tour la désolation dans les rangs des défenseurs.
Seulement ils furent trop peu pour inverser le sort de la bataille.
Les Ecarlates se précipitèrent au-devant des colosses abattus et leur interdirent la moindre chance de défense. Au sol, blessés ou sonnés, la majorité des Gris furent proprement égorgés, lardés de coups par des créatures bondissantes et ivres de haine. Les quelques qui répliquèrent se retrouvèrent bientôt cernés à distance par les piquiers, embrochés comme de vulgaires volailles. Le sang ruisselait sur les plastrons vermeils, sur les lames et sur la terre écorchée.
Alory Amidiel parvint à dégager la monture blessée. Il frappait d’estoc et de taille ceux qui lui barraient le passage. Bientôt un espace vide s’élargit autour de lui. Le Mystic se figea, l’arme dressée vers les cieux. Il rejeta la ventaille de son casque au cimier décoré d’un dragon accroupi et jeta un regard halluciné sur la scène de désolation. Autour de lui, il ne contempla que mort et souffrance. Quelques-uns des varts tentaient vaillamment de s’opposer à la marée humaine. Des braves qui emportaient plus que leur pendant de vie avant de s’écrouler et de connaître une mort infâme sous la lame des bouchers de la Mhapoaha Paha. Son cœur pleurait ces dignes compagnons. Dans un râle, il maudit le méchant vent qui les avait menés là. Son visage, recouvert d’une pellicule de sueur et de sang mêlés, rehaussait sa beauté hautaine. L’Homme Gris éclata d’un rire chaotique, hystérique, qui incita le premier rang de la milice à reculer.
Ainsi le sort en fut jeté. Il périrait sur cette glaise, pour avoir voulu s’opposer à l’enfant d’Yr’At’Thiel. Cette évidence fulgura en lui. La Sagesse Eliléa Glashahadi se trompait, les Quatre également. Elle l’abusait depuis leur première rencontre et il mourrait par la faute de cette intrigante. L’Enfant était l’Eliathan, le Porteur d’espoirs des Clans Gris. Sinon quelles bonnes raisons donner à ce carnage. Mais il ne laisserait pas la lie s’en tirer à si bon compte. Sa mort serait digne des Protecteurs d’antan. Célébrée parmi son Clan dans les cencycles à venir.
La monture trembla sous lui. Il se dégagea prestement alors qu’elle s’affaissait, sa robe d’argent barbouillée d’un sang qui s’écoulait par de multiples déchirures. Il feula de douleur en se relevant. Une folie meurtrière l’embrasa alors qu’il jaugeait la muraille mouvante à travers un brouillard vermeil. De leur côté, les miliciens piétinaient sur place, intimidés par le géant dans sa cosse merveilleusement ornée, ciselée et niellée d’or fin. Personne n’osait se risquer à l’affronter.
Puis les rangs des piquiers s’écartèrent et libérèrent un plus vaste périmètre. Le Supérieur Maho s’avança avec une lenteur calculée. Il ôta son heaume pour que ses comparses puissent l’admirer et se rappeler ce jour. Oubliés les affres de Galadorm, la fuite honteuse, l’infamie, son heure de gloire sonnait enfin. Il savourait l’instant. Une sorte de lourde masse hérissée de pointes qui dégoulinait de sang pendait au bout de son bras. La chevelure blonde abondante, plaquée sur le front par la sueur, auréolait un visage volontaire, massif mais harmonieux. Le cercle de fer s’élargit encore autour des combattants qui s’apprécièrent du regard. Devant l’étonnante inertie de son adversaire, une joie furieuse s’empara du Premier-maître de la sinistre Mhapoaha Paha. Sans aucun avertissement, il s’élança, brandissant de haut en bas l’énorme fléau qui faillit atteindre son but, mais Alory se déroba de justesse, d’une demi-volte. Un masque déterminé figeait le visage blafard aux yeux flamboyants. La khanna jaillit à son tour dans l’espace libéré. Elle trancha dans l’étoffe cramoisie du lourd manteau. Maho recula prudemment en soupesant son arme. Le Gris en profita pour porter une brève attaque qui se heurta à l’acier et résonna jusqu’aux spectateurs fascinés.
A tour de rôle, les combattants tentèrent de prendre l’avantage, Maho par la force brutale de ses engagements et le Mystic par sa technique confirmée de bretteur. L’esquive et la feinte comme credo. A plusieurs reprises s’offrit à lui une ouverture qu’il dédaigna. L’homme n’était qu’un lourdaud aux instincts primaires. Pourtant le Mystic retint ses coups. Il se contenta d’aiguillonner la rage qui gagnait son adversaire. Il retardait l’inévitable échéance. Autour d’eux, les Ecarlates, les miliciens et les gardes de la baronnie grondaient de mécontentement en voyant ainsi leur favori mis à mal par l’exécrable géant gris.
Quand Alory attaqua en une violente série de coups droits, brefs, le Premier-maître eut beaucoup de difficultés à contrer. Son arme, imposante, handicapait ses mouvements face à la virtuosité du bretteur. Perdant toute mesure, Maho se dressa tel un ours enragé pris au piège. Il effectua un impressionnant mouvement circulaire avec la masse épointée, s’exposant sans aucune précaution. Une exclamation de stupeur salua cette témérité. La lame bleuie jaillit, déchira le plastron sur le flanc. Cependant elle ne réussit pas à interrompre la course de l’énorme fléau qui atteignit le géant à l’épaule, provoquant un effroyable craquement d’os brisés. Alory Amidiel chancela durant quelques secondes. Suffisamment, pour laisser à son tourmenteur l’opportunité de frapper de nouveau. Le Mystic recula en titubant sous les coups qui s’abattaient sur lui avec une régularité impitoyable, sourd aux vivats des spectateurs.
Du sang s’écoulait des multiples blessures. Le Mystic lâcha la khanna. Comme un pantin désarticulé, il fit face à son bourreau, les bras ballants. La masse le heurta une fois encore, terrassa le corps meurtris. Alory s’écroula à genou. Le Premier-maître s’approcha, un sourire moqueur sur les lèvres. Le Gris du premier Clan percevait à peine sa présence. La masse hérissée l’atteignit à la nuque et le précipita face contre terre. Il perçut dans le lointain le rugissement de plaisir de l’assemblée. Une pensée surprenante l’empêcha de sombrer. Il tenta de se redresser mais griffa désespérément l’herbe rougie. Il marmonna quelques paroles indistinctes. L’Ecarlate qui observait ses vains efforts avec une curiosité morbide, se pencha vers lui.
— Pourquoi avez-vous protégé l’enfant ? Il détruira notre monde comme le vôtre, soyez en assuré. Nous sommes maudits ! Votre tour viendra…Vous… Vous ne pourrez pas l’en empêcher… distingua-t-il finalement à travers les gargouillis du mourant.
Alory Amidiel n’entendit pas la réponse de l’humain qui venait de le terrasser. Il ne l’aurait sûrement pas aimé, du moins en aurait-il apprécié la cruelle ironie.
— Un enfant, dis-tu ?
Stupéfaits, les hommes présents contemplèrent le Premier-maître des Ecarlates le saisir et l’agiter sans retenue en s’écriant : « Réponds ! Réponds-moi, face terreuse ! De quel enfant parles-tu ? » Mais Alory Amidiel avait rendu son dernier souffle. Furieux, Maho rejeta la dépouille. Il se releva, balaya l’assemblée d’un regard halluciné puis s’éloigna en bousculant sur son passage ceux qui ne s’écartaient pas assez vite. Le baron Althor d’Atéïas et son conseiller, le sénéchal Trévor, s’étaient glissés jusqu’au premier rang pour assister aux derniers instants de la confrontation. Le comportement incompréhensible du vainqueur troubla fortement ce dernier. Il entraîna le fidèle compagnon d’arme loin de la foule et s’exprima à voix basse en observant la fuite désordonnée du Supérieur Maho qui rameutait ses troupes.
— Attends Glatiens en ville. Dès qu’il sera là, qu’il emmène la troupe investir la Commanderie. Il n’est plus question de neutralité, à présent. Et que les corps des combattants soient charriés entre leurs murs.
— Et si des Hommes Gris y sont réfugiés ? demanda le Sénéchal, impassible.
— Qu’il les laisse quitter nos terres en emportant leurs morts. Le sang a suffisamment coulé pour ce jour. Quant à toi, retourne à Chalmes où tu rapporteras le moindre fait à notre Dame.
— Mais vous, mon seigneur ?
Le baron lissa la pointe de sa petite barbe noire.
— Je dois savoir ce qui a perturbé à ce point l’Ecarlate. Pour vaincre un ennemi, il faut en connaître les faiblesses. L’Homme Gris lui a murmuré quelque chose qui l’a mis hors de lui. Et je dois absolument en découvrir la teneur. Durant le combat, des Ecarlates ont perdu leur coiffe. Je connais quelques-uns de ces coquins. Par tous les démons des fosses, je ne doute pas qu’ils se montreront bavards si je l’exige !
Il regarda autour de lui les vainqueurs achever les vaincus, relever leurs camarades blessés et charger les corps des mourants sur de courtes charrettes à bras. D’autres s’occupaient des mult-liots qui erraient, affolés à distance. Les Ecarlates s’étaient retirés à la suite de leur Premier-maître. Ses propres hommes attendaient silencieux dans l’ombre grandissante des façades à étages festonnées. Le crépuscule approchait. De la route arrivaient des groupes d’hommes et de femmes. L’endroit n’appartenait plus aux combattants mais aux corbeaux et aux fossoyeurs.
Chapitre vingt et un : Le Mwermwer. D’un pas alangui, Tibelvan traversa la bibliothèque. Gwïaul, leur hôte, lui avait déniché des vêtements appropriés à sa stature de jeune humain. Un pantalon en toile et une chemise vert-pomme, douce comme la soie, qu’il avait enfilé avec précaution, prenant garde aux manches longues et ajustées avec des boutons. Par-dessus, un pourpoint court, bordé de fourrure grise. A son entrée, les Pierres de Vie entonnèrent un hymne exalté qui éclaira son visage d’un large sourire. Il s’arrêta pour les contempler. Une paix profonde chassa de son esprit les idées noires nées de son désœuvrement forcé.
Assise dans un énorme fauteuil en cuir, la Shaïa leva les yeux du lourd registre qu’elle étudiait. Elle lui fit signe d’approcher. Près d’elle, une quantité impressionnante d’ouvrages trônaient sur une table basse. A ses pieds, certains étaient ouverts, disposés en arc de cercle. Tibelvan se laissa tomber dans un fauteuil qui lui faisait face et poussa un interminable soupir.
— Notre ami, le gnome, n’est toujours pas revenu de sa course. Je suis inquiet.
La Mère des Clans le rassura en refermant l’ouvrage aux feuillets couverts d’une étrange écriture cunéiforme. Elle le déposa avec précaution sur une pile.
— Gwïaul sait ce qu’il a à faire. Il se déplace dans l’Entre-Mondes comme un poisson dans l’eau. Il ne lui arrivera rien de fâcheux.
— Tout de même, j’aurais préféré l’accompagner. Et s’il ne revenait pas… que deviendrions-nous ?
Elie émit un petit rire cristallin : « Eh bien, j’imagine que nous resterions un peu plus longtemps que prévu de ce côté des réalités. »
Le garçon se renfrogna en la foudroyant du regard.
— Facile à dire pour vous. Depuis que nous sommes arrivés, vous ne quittez pas ce fauteuil, ou si peu. Moi, il me tarde de retrouver notre monde pour fouler une terre solide qui ne risque pas de basculer la minute d’après.
— Désolée mon garçon, ne m’en veux pas de me montre si égoïste. Il y a tant de merveilleuses richesses en ce lieu que je crains de perdre de vue nos propres priorités.
Le regard de Tib s’égara vers le mur des Minéraux qui chantonnaient au creux de sa tête. Il ne répondit pas. Son visage s’apaisait. Il se laissa aller en arrière. Son ton se fit rêveur et lointain tandis qu’il écoutait au loin une litanie, inaudible pour la Femme Grise.
— J’espère au moins que vos recherches seront fructueuses et qu’elles nous aideront à rejoindre Sans-nom.
— Sois sans crainte. C’est un heureux hasard qui nous a conduits jusqu’ici. Même si, pour l’heure, mes trouvailles soulèvent plus de questions qu’elles n’offrent de réponses. Nous avons déjà bien progressé sur les sentiers de la Connaissance.
Alors, entre eux, s’installa un long silence. Tibelvan souriait béatement, immergé dans un rêve mélodique que la Shaïa Naharashi Elivashavitara n’eut pas le cœur d’interrompre. Elle attira à elle un manuscrit épais, recouvert d’une peau jaunie et craquelée. Elle rencontra quelques difficultés à se rassoir et à le déposer sur la lourde robe blanche qui l’enveloppait entièrement jusqu’au ras du cou. Un collier de perles noires enserrait ce dernier, une prévenance du gnome à leur arrivée. Elle y portait de temps à autre une main diaphane pour le caresser machinalement.
— Qui est Voile-de-Nuit ? demanda brusquement Tibelvan.
Il s’étira et adressa un clin-d ’œil chaleureux aux Pierres enchâssées dans le mur, derrière elle.
— Où as-tu entendu parler d’elle ? s’exclama la Mère, stupéfaite.
— Je l’ai lu au bas d’une gravure – Il désigna de l’index plusieurs rouleaux de parchemins qui jonchaient les larges dalles. – et j’ai aimé ce nom : « Voile-de-Nuit ». La femme sur le médaillon semblait si triste et si belle…
— Elle le fut en réalité et pour de nombreuses raisons.
Le fils du Sieur Gallard la fixa en silence.
— Voile-de-Nuit était une Enfant-dieu. La dernière à avoir administré Thiel avant que le Mur n’engloutisse l’antique cité.
— Une Enfant-dieu, qu’est-ce que c’est ?
Elie fronça des sourcils, signe qu’elle n’appréciait pas l’interruption. Ce dernier ne parut pas s’en apercevoir. Il s’assied à ses pieds, écartant sans vergogne quelques ouvrages. Ce qui provoqua un second froncement de sourcils.
— Il est vrai que vous autres, humains, vous avez la fâcheuse habitude de délaisser vos propres mythes. Heureusement le Peuple Gris a conservé précieusement la mémoire des Temps Légendaires. Saches donc qu’au cours de l’Age des Dieux, celui qu’on nomme également l’enfance du Monde, ces derniers ne se sont pas contentés d’apporter la Paix et l’Harmonie, ils ont eu également la fâcheuse manie de folâtrer ici et là. Une époque bénie où les naissances d’Enfants-dieux furent monnaie courante. Lorsque les Inconstants quittèrent nos rivages, la plupart les accompagnèrent. Pourtant certains demeurèrent pour gouverner, souvent avec sagesse, parfois non, malheureusement. Les Protecteurs Gris les servirent fidèlement durant l’Age des Hommes. Le Mur rongeait déjà les premières contrées du sud. Enfin les temps d’opulence sombrèrent dans un long crépuscule que certains désignent, de façon péremptoire, comme l’Age du Mur. Voile-de-Nuit, l’Enfant-dieu guerrière, combattit vaillamment les Autres du Blanc Pays. La Fille des Dieux Inconstants régnait alors sur Thiel, mais cela je te l’ai déjà dit. Plusieurs Protecteurs Gris devinrent ses amants au fil des cencycles. L’un d’entre eux se nommait Gilgerad.
— Le Pourfendeur ! s’exclama le garçon en portant la main à son visage.
Le Traitre de Marsangs avait été l’amant d’une déesse ! il n’en croyait pas ses oreilles pourtant il n’exposa pas ouvertement ses doutes. D’autant que l’histoire contée par la Shaïa lui plaisait bien. Tibelvan était friand de ces récits romanesques dont les Gris parsemaient leurs Chroniques, semblables à des tragédies.
Elie s’essuya les yeux qui brillaient bizarrement. Elle inclina la tête.
— En effet, pour leur plus grand malheur à tous les deux, crois-moi mon enfant. Cet amour funeste perdura bien après Marsangs.
— Mais lorsque le traitre revint avec les Quatre-vingts de la bataille, il choisit l’exil et perdit la raison, n’est-il pas vrai ?
— Oh, la vérité utilise souvent d’étonnants raccourcis. C’est à peu de chose près ainsi que cela se déroula en effet. Et Voile-de-Nuit tenta en vain de l’arracher à cette funeste retraite. Elle y perdit sa cité chérie lorsque le Mur l’engloutit à son tour.
— Que devint-elle ensuite ?
- Nul ne le sait, vois-tu ! Lorsque le Haut Mal emporta Gilgerad, l’Enfant-dieu disparut. De l’avis général, elle serait retournée auprès de ses pères, les Dieux Inconstants, sur l’autre Bord. Mais rien ne vient étayer cette thèse !
— Une histoire bien triste, en effet, conclut le garçon.
A cet instant, Gwïaul entra dans la pièce en faisant un tintouin d’enfer. Ses bottes ferrées, hautes et larges, claquaient sèchement sur les dalles. Le chœur des Pierres l’accueillit chaleureusement. Tibelvan lui fit un timide signe de la main que salua un bougonnement du gnome.
— Z’avez pas à vous inquiéter, ma Dame, s’exclama Gwïaul en ôtant son bonnet décoré d’une plume blanche, le Mwermwer s’est éloigné. Grâce à mes leurres, il a suivi de fausses sentes. Bientôt il quittera ce rivage de l’Entre-Mondes. On pourra alors vaquer sans crainte au-dehors.
— Voilà d’excellentes nouvelles, Ami Gwïaul, mes camarades se languissent un peu d’un retour dans leurs foyers.
Tibelvan s’exclama, impatient : « Je vais aller leur annoncer notre départ prochain. Un grand merci, mon bon gnome ! » Puis il s’éloigna en courant. Le petit hôte le regarda partir et grimaça un léger agacement.
— Ah ces jeunes, toujours pressés. Quand je disais que le ver partirait, ce n’est tout de même pas pour tout de suite. Pourtant, j’aime bien ce garçon. Il a du tempérament. Une petite tasse, ma Dame ?
— Volontiers, mon bon ami.
Quand le gnome revint, il portait un long plateau laqué sur lequel combattaient des dragons noirs et argent parmi des entrelacs de feuillages stylisés. Deux tasses fumaient à côté de petits beignets luisant de miel. Elie avait soigneusement rangé les ouvrages qui encombraient la table en deux piles distinctes. L’une d’entre elles, la plus importante, destinée à rejoindre les étagères qui occupaient une grande partie des murs, l’autre réclamait encore toute son attention. Gwïaul marqua son approbation puis il posa le plateau sur la table. Il lui tendit l’une des tasses avant de déplacer à portée de main la coupelle contenant les gâteaux. Il sirota le chalme en soufflant dessus puis il engouffra un beignet rond. Il l’observait derrière ses épais sourcils poivre-sel.
— La Femme Grise que vous nommez Shana Landis est une Fey-vart, n’est-ce pas ?
— Comment pouvez-vous imaginer une telle chose ? L’Ylliad interdit aux femmes de mon peuple de porter les armes. Les Guerrières de Jadis ont depuis longtemps disparu.
— Mais, selon vos dires, nombre de ces préceptes ont déjà été transgressés, ces derniers temps. Je l’ai observée qui s’entrainait avec le vart Muliris. Son anni-khanna virevoltait avec virtuosité et son corps dansait merveilleusement au rythme de leurs échanges. Noble sang ne saurait mentir. C’est une Porteuse de la Lame née, j’en jurerai mes trésors.
Songeuse, Elie déposa la tasse. Des Devenirs surgirent de l’Ether, éblouissant les visions.
— Shana, une Fey-vart. Je n’y ai pas songé mais il est vrai que sa grand-mère maternelle portait la Lame. Voilà qui est fort intéressant.
— Si vous le dites ! Par ailleurs, votre protégé ne se porte guère mieux. L’ichor du groll chemine en lui. Malgré nos efforts, il gagne du terrain. Mes Pierres de Vie repousseront l’inexorable quelques temps encore mais, à ma connaissance, il n’existe aucun remède efficace pour vaincre le mal dont il souffre.
— Lorsque nous rentrerons, j’effectuerai des recherches. La pharmacopée des Matriarches vous étonnerait sur certains points. Il nous faut jusque-là lui permettre de résister.
— Je m’y emploie, ne vous inquiétez pas. Le bijou sera bientôt prêt. Espérons que cette petite merveille endiguera les effets du poison.
La large bouche engouffra un second beignet puis suça les gros doigts boudinés enduits de miel. La Shaïa Naharashi Elivashavitara se contenta de la chaude boisson aromatisée.
— Et vos recherches ? Ont-elles avancé ? Avez-vous enfin découvert ce que vous espériez trouver à Olt lorsque les Assassils vous ont repoussés dans l’Entre-Mondes ?
Il parlait doucement, avec détachement, sa grosse et longue tête reposant sur le dossier. Il croisa les jambes et but le chalme par petites gorgées.
— Je ne vous remercierai jamais assez, mon bon ami, pour m’avoir laissée disposer aussi librement de vos richesses. C’est miraculeux !
— Oh, je ne suis qu’un humble collectionneur.
— Ne soyez pas si modeste. Il y a là tant de savoirs qu’il me faudrait des décycles pour les étudier comme ils le méritent.
— Mais vous n’avez pas trouvé réponses à vos questions…
La Shaïa écarta les mains en signe d’impuissance et lui adressa une moue gracieuse.
— Peut-être puis-je vous aider ? Je connais chacun de ces recueils pour les avoir parcourus au moins une fois.
— Mon cher Gwïaul, ce que je cherche, eh bien, je le saurai lorsque je le découvrirai. Pour tout vous avouer, je doute qu’il existe des réponses à certains mystères. – Elle saisit le parchemin contenant le médaillon de Voile-de-Nuit, celui qui impressionnait tant Tibelvan. – Voyez celui-ci, où avez-vous déniché cette rareté ?
— Oh ça ! - Le gnome ricana en se grattant le nez énorme qui trônait au centre de son visage. - Je l’ai emprunté avec quelques autres broutilles à l’Archiviste de Gald. Ce pauvre nain n’a que faire des fatras anciens qui encombrent les souterrains de la Forteresse.
— Vous avez réussi à pénétrer à l’intérieur de la Forteresse ! s’exclama la Shaïa qui ne chercha nullement à cacher sa stupéfaction. Dérober l’un des trésors des Seigneurs de guerre, quelle folie ! Vous auriez pu vous faire prendre. L’Empereur n’est pas réputé pour sa clémence.
— Mais Gwïaul ne se laisse pas attraper si facilement, ricana-t-il en tressautant de joie, fier comme Artaban. Tenez, voilà l’endroit qu’il vous faut visiter évidemment ! il y a même, au dixième sous-sol, des Mémoires Vives des Temps Heureux, les archives vivantes des Dieux Inconstants. Mais chut, je ne vous ai rien dit. Sa Grâce Shimèses XIX m’en veut un peu à cause de mes visites clandestines et des quelques emprunts que j’ai effectués à cette occasion.