Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 2 : Les Terres Mortes.

Chapitre sept : Le Mwermwer. (2)

Tibelvan tremblait d’impuissance. Elie le tira par la manche. Il avait vu, de ses yeux vu, Lido courir sur le dos du monstre comme une danseuse pirouettant sur la scène. D’abord en vain. Un instant, ils crurent que son sacrifice se révèlerait finalement vain ! En dépits du Ver se précipitant vers eux, ils ne pouvaient s’arracher à cette vision angoissante pour se fondre dans le Puits. Finalement le Mwermwer se cabra. Avant de plonger vers les tréfonds.
La Mère des clans retrouva la première ses esprits. Gwiaül s’était enfui. Fermement, elle les poussa en avant, vers le long cylindre de lumières. Sous ses encouragements, ils traversèrent l’Anneau plat qui entourait la colonne en perpétuelle mutation, trop accablés pour partager leur chagrin. Finalement ils échouèrent au bord de la mare de roches. Elie se tourna vers eux.
— Le vart Muliris a offert sa vie pour sauver les nôtres. A notre tour de lui rendre hommage. Le Mwermwer peut surgir à n’importe quel moment. Alors quittons ce monde maudit. – Elle éleva la main en direction de la surface moirée. - Suivez-moi, je m’occupe du reste.
Sans davantage d’explications, la Matriarche disparut, englouti par la mare. Ils s’y précipitèrent sans hésitations, afin de fuir cet univers qui leur avait ravi leur ami.
 
Des vents secs balayaient le plateau désertique. D’un bleu cru, le ciel blessait les yeux après les ombres de l’Entre-mondes. Ils réalisèrent peu à peu qu’ils foulaient la réalité qui les avait vus naître. Une vastitude de buissons de ronces, de thyms et d’euphorbes, de tas de pierres rondes comme des galets s’étendaient à perte de vue. Aucun arbre, aucune construction, pas le moindre signe de vie. Au loin se dessinaient des contreforts montagneux. Ils se tournèrent de concert vers la petite Femme Grise qui époussetait ses habits avec soin.

— Mère, où sommes-nous ? demanda Shana Landis, du désarroi dans la voix.
Yvan la renseigna avant même que la Shaïa n’ait daigné répondre. Il regardait dans la direction opposée aux lointaines montagnes. Sa voix recélait une dureté qu’ils ne lui connaissaient pas.
— Dans le lat-Arhin, le long de la Faille.
La Mère des Clans confirma ses dires.
— En effet. Nous avons atteint l’extrême bordure orientale du Royaume. Si nous nous approchons de la falaise, nous devrions apercevoir le fin ruban de la Salèze.
— Mais, il n’y a rien dans le coin, s’exclama Tibelvan qui avait du mal à conserver son sang-froid. Vous ne pouviez pas choisir pire contrée pour notre retour.
Accablé, il tournait sur lui-même en écartant les bras. Elie lui sourit, navrée. En s’avançant vers le bord de la falaise, elle rétorqua d’une voix amusée : « Mais je n’ai rien choisi du tout, mon jeune ami. »
— Alors pourquoi sommes-nous là ? questionna la Femme Grise.
Devant eux, le ruban azur de la Salèze flamboyait sous les feux célestes, au sein de prairies verdoyantes. Seuls un millier de pas les en séparaient, à pic.
— Pour lui, précisa la petite femme-enfant.
Elle désigna trois silhouettes humaines, loin en contre-bas. Elles avançaient rapidement sur le sillon brun d’une route qui tranchait les carreaux pastel des prés fleuris.
— Pour retrouver Eliathan. N’est-ce pas ce que nous désirions le plus ?
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? s’écria Tibelvan que la nouvelle avait soudain sorti de son abattement.
— Des ennuis ! prophétisa le Mystic en tirant la longue khanna de son écrin brodé.
Chapitre huit : La prophétie de l'Enchanteur.

Althor d’Atéïas franchit la poterne de la Commanderie au trot. Il arrêta le mult-liot avec autorité au centre de la cour où régnait une étrange effervescence. Un garde se précipita pour saisir le licol du fougueux coursier. Le maître du château de Chalmes examinait la rugueuse construction d’un œil perplexe. Depuis le départ du Mystic Tathaniel Ariti, il n’était pas revenu en ce lieu. Il lui répugnait de s’incliner devant les Protecteurs d’Antan. Selon lui, ils appartenaient à un passé révolu.
Des serviteurs chargeaient des meubles, de la vaisselle et du linge, des armes et des boucliers, des provisions dans des chariots alignés le long des appentis. D’ici quelques jours, la Commanderie ne serait plus qu’une écorce vide. Un mausolée au sein duquel reposaient les dépouilles des Protecteurs de Thiel, morts par la folie de l’un des leurs.
Le jeune capitaine de la garde apparut sur le perron de la Commanderie. Il dévala la volée de marches en bousculant au passage des porteurs qui lui jetèrent des regards noirs. Mais pas un n’exprima de ressentiments. Chacun redoutait le caractère ombrageux du soldat. Le capitaine Glatiens se précipita au-devant du baron. Il paraissait soulagé. Une attitude qui ne manqua pas d’étonner le baron. L’homme était réputé pour sa hardiesse.
— Où est-il ?
— A l’étage, répondit le guerrier. Seigneur, nous n’avons pu le retenir.
— Ne vous inquiétez pas, capitaine. Mieux vaut ménager ce genre d’individu. Et les Gris, aucune complication ? demanda Althor en gagnant tranquillement le bâtiment.
— A notre arrivée, les lieux étaient déserts. Apparemment, les Matriarches ont pris la route tôt ce matin. Les quelques lippys encore présents ont fui dans les bois. Devons-nous leur donner la chasse ?
— Non. Videz-moi la Commanderie de ses richesses avant que des vautours ne viennent trainer par ici. Sur les portes ouvertes, placardez un édit visible par tous. Les Eliartys s’approprient ce qui leur revient de droit. Les anciens Protecteurs ne sont plus les bienvenus dans nos Domaines dorénavant !
— Oui, mon seigneur !
Préoccupé, le baron monta jusqu’au troisième étage, guidé de loin en loin par la garde. Arrivé sur le palier, il fronça les sourcils. Une fumée à la forte odeur de soufre envahissait le couloir.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Althor d’Atéïas hésita une fraction de seconde avant de s’y engouffrer. Les visites auprès des membres de la Mhapoaha Paha n’avaient guère apporté de réponses satisfaisantes. Ces braves marchands n’étaient que des rouages insignifiants sous la houlette du Premier-Maître Maho. Le messager l’avait rejoint alors qu’il retournait à Chalmes de fort mauvaise humeur. Il espérait que l’Enchanteur lui apporterait les éclaircissements qu’il avait en vain recherchés auprès des Ecarlates d’Esorit.
Le baron s’arrêta sur le seuil de la pièce. Il s’appuya un linge épais sur le visage. Les yeux le piquaient. Il distinguait difficilement l’homme au pied du lit. Placés aux quatre coins de la pièce, des bols crachaient des exhalaisons qui rampaient en tentacules de brume jusqu’au Shumiet. A son apparition, Althor crut en voir certaines se dresser dans sa direction, menaçantes. La tête lui tournait. Il suait abondamment. Le pas suivant lui couta un effort terrible. Sur la couche, il distingua une forme humaine, allongée, noyée sous les brumes. Celle d’un adolescent qui se retournait dans son sommeil.
L’Enchanteur releva la tête. D’une maigreur maladive, ses yeux captèrent alors l’attention du baron. Leur noirceur ne recelait aucune humanité. Le maître de Chalmes se vantait fréquemment de n’avoir jamais connu la peur, quel que soit la violence du combat engagé. Pourtant, à cet instant, une obscure épouvante le fit reculer jusqu’au seuil.
— Bienvenu, votre seigneurie. Approchez sans craintes.
Ses yeux virèrent au plus limpide des cieux. L’obscurité s’estompa. L’étranger ébaucha un sourire engageant. Sur un geste discret, les rets de fumée se retirèrent comme aspirés par les récipients. La forte odeur de soufre disparut. L’enfant dormeur, sur le lit, également.
— Joignez-vous à moi !
Althor émergea du malaise qui l’enveloppait comme un suaire.
— Je suis navré de vous infliger ces désagréments. Certaines évocations impressionnent les profanes. Je me devais de vérifier si l’enfant d’Yrathiel était venu en ce lieu. Trop d’évènements dépendent de nos choix pour que nous négligions le moindre de ses faits et gestes.
 
Le baron détourna le regard. Le Shumiet à la petite barbiche poivre et sel lui déplaisait fortement. Il s’assit sur un banc, loin du lit, cherchant à reprendre ses esprits. L’Enchanteur poursuivait son monologue. Il s’y accrocha en rejetant la déferlante d’émotions qui l’empêchait de réfléchir.
— Notre protégé a bien séjourné à la Commanderie. L’une des Sept est venue le secourir. Il est à présent en sécurité. Louons les Inconstants que la Matriarche n’ait pas réussi dans son entreprise criminelle. Seigneur, notre aide vous a-t-elle été utile lors de l’épreuve que vous venez de traverser ?
Althor acquiesça enfin. Comment cet étranger pouvait-il être au fait des évènements qui avaient eu lieu quelques heures plutôt ? Y avait-il assisté ? Et de quelle manière ? L’homme était si frêle, engoncé dans un plaid au tartan identique à son pantalon. Un bonnet plat le coiffait, orné d’une touffe de feuilles. Le Shumiet caressait une broche en cuivre qui fixait le plaid au niveau de l’épaule. Il surprit le regard interrogateur du baron.
— Ce bijou m’est précieux. Ces ondulations gravées représentent l’onde primale. Elles célèbrent la pureté de la Source. J’appartiens au Chapitre des Eaux. Mon nom est Paladune, Ser Paladune Castevaingt.
Le baron s’ébroua lourdement. La curiosité aiguisait sa réflexion. Il était homme à se défier des prétendus sorciers de l’Est et de leurs tours pendables. A ses yeux, seul le fer possédait une véritable noblesse.
— Cessez vos papotages, Enchanteur, gronda-t-il d’une voix sourde. Les armes que vous nous avez fournies ont, en effet, jeté bas les faces terreuses en perforant leurs armures comme de vulgaires étoffes. Jamais nous n’aurions réussi à les vaincre sans vos traits enchantés. Vous le saviez, n’est-ce-pas ? Vous saviez que nous en aurions besoin !
Le petit homme au nez crochu dansa un instant, agitant les doigts pour dessiner au creux du vide de mystérieuses arabesques. Des boucles brunes tressautaient sur son ossature d’oiseau de nuit.
— Qu’importe le comment ! Le principal n’est-il pas que vous ayez préservé les chances du Prédestiné de devenir ce qu’il doit être. Le reste n’a pas d’intérêt à nos yeux. Il est parfois souhaitable d’ignorer certains détails, croyez-moi sur parole !
— Pourriez-vous nous fournir d’autres traits ? Les flèches que nous avons utilisées ont … disparu, une fois leur office accompli.
— En effet, la vie qu’elles aspirent les consume. De tels prodiges sont à utiliser avec parcimonie. Les Cinq Colonnes m’en sont témoins, seigneur, vous ne soupçonnez pas le prix de leur fabrication. Nos Grands Sages, seuls, sont qualifiés à en choisir les destinataires. Je leur transmettrais votre requête dès mon retour à Shumahs.
— Que dois-je faire pour qu’ils acceptent de m’accorder ces présents ?
Le petit homme le contempla quelques secondes avant de répondre. Althor songea qu’il était assurément sur le point de pactiser avec un démon à face d’homme. Pourtant il était hors de question de laisser une telle occasion lui filer sous le nez. Armés de la sorte, les Eliartys prendrait enfin leur revanche sur les Lions d’Opham. Mais le Ser Paladune changea subitement de sujet après une légère hésitation.
— Que savez-vous du jeune garçon que les Gris ont retenu prisonnier en cette chambre ?
Le baron prit son temps pour répondre. Certes le Mystic Thataniel Ariti se montrait fort prolixe sur ce point mais, lui, Althor d’Atéïas, ne portait pas d’attention particulière à ces délires de Protecteurs Gris. Il fournit un effort de mémoire en se frottant le crâne. Le mal empirait. Une douleur insupportable qui le forçait à garder les paupières baissées.
— Je sais qu’il est question de rédemption, d’un retour aux anciennes alliances. Le Mystic Ariti prétendait qu’il leur ouvrirait les portes de Thiel. Mais vous savez comme moi que l’antique cité des Dieux n’est plus. Des fariboles pour les enfants.
L’enchanteur croisa les jambes et ricana en disposant les plis de son plaid autour de lui.
— Vous avez tort, mon seigneur. Un Eliathan marche parmi nous. Savez-vous qu’en langue antique, cela signifie « Porteur d’espoirs ». Seulement les Matriarches interprètent les signes d’une bien mauvaise manière. Hélas, elles entrainent les clans sur des sentes délétères.
Il espérait sans doute déclencher une répartie. Mais, devant le mutisme du baron, il soupira, visiblement déçu.
— De quoi parlez-vous donc ?
— De la survie de notre monde, voyons. Eliathan appartient à toutes les créatures vivantes sur le Continent et dans les Iles. Il doit nous guider vers un nouvel avenir, vers les Terres neuves des Inconstants. Tel est son fardeau !
Se désintéressant visiblement de son interlocuteur, l’Enchanteur caressa la pierre bleue enchâssée à la tête de la broche. Il décrocha le bijou, l’embrassa avec dévotion puis tira un court poignard de son fourreau. Lentement, il incisa la paume de sa main gauche. Althor en oublia l’objection qui fleurissait sur ses lèvres. Le Shumiet pressa ensuite le bijou ensanglanté. Aussitôt l’ombre obscurcit les prunelles bleues. Alors qu’il ouvrait largement la main blessée, de la pierre s’échappèrent des lacets aqueux. Ils s’agglutinèrent pour former un voile d’un azur sombre.
— Vous n’ignorez pas les Signes, homme des baronnies. Chaque cycle, ils affluent au point d’aveugler celui qui voit. Le Temps des changements est venu. Apprenez à croire !
 
Il tendit la main vers le bol le plus proche. Celui-ci glissa vers lui. Quand il l’attrapa, le Ser Paladune fourragea de l’index la poudre qui restait au fond. Puis il s’appliqua à écrire sur le rideau cérulé. Sept lignes de lettres rondes et épurées, semblables à une liste. Althor sentit une frayeur incontrôlable l’envahir de nouveau. Il fixait la scène avec répulsion. Castevaingt termina l’ouvrage d’un geste ample. Satisfait, il désigna la quatrième ligne composée de cinq groupes de lettres.
— Pouvez-vous déchiffrer cet antique langage, mon seigneur ?
Sur une dénégation de ce dernier, l’Enchanteur esquissa un léger sourire suffisant.
— C’est une liste de noms. Sept noms pour être précis. Elle a surgi du Néant à la naissance d’Eliathan, du moins le suppose-t-on. Mes frères ont longuement étudié cette révélation au cours des quinze cycles qui suivirent. Voilà l’unique raison pour laquelle nous avons pris contact avec vous, seigneur des Eliartys.
Il caressa une ligne de lettres qui s’entrelaçaient, surmontées de pointes.
— Votre nom est écrit là, en lettres glaïques. La Source vous désigne comme l’un des Sept Compagnons. Vous, Althor d’Atéïas ! Et cette journée prouve qu’elle ne s’est pas fourvoyée.
Du revers de la main, il brouilla le pan de ciel.
— Voyez-vous, depuis qu’Eliathan est né, notre perception des Eléments s’est modifiée. Accentuée serait plus juste. Certains prodiges sont devenus monnaie courante parmi les Initiés. Eliathan entraîne avec lui une ère de bouleversements. Nous pouvons l’accompagner et faciliter sa quête ou bien nous y opposer comme s’y emploie actuellement la Matriarche Glashahadi. Vous et moi, nous sommes associés par la volonté des Inconstants.
A l’annonce de cette alliance inattendue, Althor sursauta violemment. Hors de question ! Il se récria d’une voix bêlante, presque suppliante.
— Oh, attendez, je n’ai rien à voir avec ce micmac ésotérique. En m’opposant à la folie des Gris, je n’ai agi que pour protéger ma cité et ses habitants. Le Mestre a sollicité l’aide du château dans une affaire d’ordre public. Je ne sais quelle mouche a piqué les faces terreuses mais, en ravageant la Foire, ils m’ont forcé à intervenir. Votre Eliathan trouvera sûrement un autre prétendant pour le servir. Vous vous trompez, Enchanteur.
La colère effaçait progressivement les angoisses. En se levant, il désigna la porte à son hôte qui, lui, ne bougea pas, un sourire de convenance figé sur les traits osseux.
— J’en ai suffisamment entendu d’ailleurs. Que votre Chapitre nous livre de nouvelles armes enchantées. Alors vous serez accueillis à Chalmes avec les honneurs. Mais je vous le répète, les Eliartys ne participeront pas à une quelconque guerre occulte.
— Je comprends votre réticence. Malheureusement, il ne peut y avoir de neutralité dans cette lutte. Et vous le constaterez rapidement par vous-même.
Butté, Althor d’Atéïas marcha vers la porte d’un pas un peu trop raide. Il avait hâte de quitter la Commanderie, de s’extirper de ce mauvais rêve. Malgré sa précipitation, il n’échappa pas aux dernières paroles du Shumiet, lancées sur un ton prophétique.
- Il est écrit qu’ils seront sept Compagnons. Hommes et femmes, à se lever pour l’accueillir. Des braves qui connaîtront gloire et fortune dans le sillage d’Eliathan. Sept à favoriser son accession aux marches de Thiel. Sept célébrés par les Divins jusque dans la mort. Et ALTHOR d’ATEÏAS est l’un d’entre eux. Ce qui est gravé ne peut être effacé !
Le baron Althor d’Atéïas dégringola les escaliers, les mâchoires serrées, la peau hérissée.
 
Un feu infernal ronflait dans l’âtre. Le baron avait à peine conscience de l’ardente chaleur qui se dégageait du foyer. Encadré de cheveux auburn fins et raides, le visage étroit reflétait une extrême détresse. La coupe qu’il tenait à la main était vide. Il fixait les flammes. Brusquement, le baron se tourna vers Dame Elchéal. Revêtue d’une robe safran, évasée à partir de la taille, elle écoutait avec beaucoup d’attention le récit que son époux, entre deux éclats, lui rapportait de la bataille de la foire puis de l’entrevue avec l’Enchanteur Paladune Castevaingt.
Althor quitta l’âtre pour se resservir au pichet posé sur une desserte.
— Instructif, murmura-t-elle en le rejoignant.
Elle caressa l’angle de son visage avec douceur. En cet instant, elle resplendissait d’amour, la maîtresse de Chalmes. Elle se pressa contre lui et déposa un baiser sur la joue pâle.
— Quel choix me reste-t-il, Alichéa ? De toute mon existence, je n’ai connu semblable incertitude.
Pensive, elle s’éloigna. Sur une table de bronze, reposaient trois flèches de trente pouces. La Dame Elchéal les contempla un moment, silencieuse. Le fameux présent de l’Enchanteur. La pointe et la hampe d’une noirceur laquée, gravées de plusieurs anneaux épointés. Les doigts de la maîtresse de Chalmes en caressèrent l’empennage. Des armes létales, ensorcelées. Elle frissonna. Avec grâce, elle se tourna vers son époux.
— Selon nos informations, ce garçon est bien réel. Les Protecteurs Gris sont allés jusqu’à répandre le sang pour le récupérer. Ils ont échoué… grâce à votre intervention. Voilà des faits indéniables. Imaginons qu’il y ait une part de réalité dans ces dires. Avec l’appui de la puissante Shums, rien ne vous résistera.
 
Dépité, Althor se servit une rasade de vin qu’il avala d’un trait. Il s’essuya les lèvres d’un revers de manche. Il se sentait exténué. Sans doute préférait-il laisser toute latitude à sa Dame pour l’extraire de cette tourmente. Cette dernière se déplaçait lentement, parlant à voix basse, les doigts entrecroisés devant les lèvres. Soudain elle s’immobilisa. Le temps suspendit son cours. Le baron retint son souffle. Il connaissait bien cette expression de résolution qu’elle afficha lorsqu’elle revint vers lui. Son regard brillait intensément. Lui retirant la coupe, elle l’entraina d’autorité vers le divan placé près de la large fenêtre festonnée.
— Avez-vous retrouvé le chef des Ecarlates ?
— L’homme que l’on nomme Maho ?
— Celui-là même. Vous m’avez dit que l’ultime combattant gris lui a soufflé quelques mots avant de trépasser. Que cet échange bouleversât ce misérable au point qu’il quitta précipitamment les lieux du combat, n’est-ce pas ?
— En effet. J’étais présent. Trévor peut vous le confirmer.
Elle se pencha vers lui, posa une main sur ses genoux.
— Retrouvez-le. Au plus vite. Nous avons des geôles dans les caves du château prêtes à l’accueillir. Une fois entre nos mains, le tourmenteur lui tirera les révélations qui nous font défaut.
Le baron se redressa. L’action lui convenait mieux.
— Et en ce qui concerne l’Enchanteur ?
Elle ajusta d’un petit geste suffisant la voilette qui ornait sa coiffe.
— Occupons-nous d’abord du Premier-maître.
Durant deux jours et deux nuits, la soldatesque du Maître de Guerre Trévor ratissa la cité d’Esorit. Malgré leurs efforts, le Premier-Maître Maho demeura introuvable. Le soir du troisième jour, le baron se rendit à l’évidence. L’Ecarlate avait probablement quitté Esorit. Tard dans la nuit eut lieu une nouvelle réunion qui avait fort l’aspect d’un conseil de guerre.
 
Isac louait un gîte sur le port. Il y était né, y avait grandi, doté d’aptitudes particulières pour y faire carrière comme tire-laine. Orphelin dès son plus jeune âge, Isac, fils de Fargue, truand à ses heures et occasionnellement batelier, grandit selon les règles qu’il s’était lui-même forgées, doué pour échapper aussi bien aux dogues du Mestre qu’aux fripouilles qui prospéraient dans les bas-fonds.
De taille moyenne, il jouissait à l’aube de son trentième cycle d’une réputation bien établie. Il lui arrivait même de louer ses services pour quelques larcins particulièrement audacieux. Il aimait le risque mais refusait la violence. Jamais il ne portait d’arme. Il se vantait souvent de réaliser ses exploits sans avoir recours à la force. Il n’en avait pas besoin. La nature l’avait doté de membres longs et puissants, d’une capacité à franchir les obstacles les plus insurmontables ainsi que d’un charme certain, magnétique, dont raffolait la gent féminine.
La tragédie qui s’était jouée plutôt à la foire des Grands Calmes bouleversait son quotidien. Les quais débordaient d’une foule disparate qui fêtait bruyamment l’issue de la bataille. Il se faufila parmi des groupes énivrés à l’affut de quelques bourses providentielles. Visiblement, les citadins n’appréciaient pas leurs voisins de la Commanderie. Des feux de joie s’allumaient ici et là, les auberges et les tripots dégorgeaient dans les rues. On dansait, on festoyait partout. Isac ne s’attarda pas dans la place. Il s’éloigna vers les collines où brillaient les lumières d’imposantes propriétés. Rien n’échappait au flair de l’aigrefin. Derrière les hautes grilles et les murs de pierres recouverts de lierres brillaient les fers de troupes rassemblées à la hâte. Des serviteurs ou des mercenaires protégeaient les biens de certains notables apeurés par le déchainement des passions.
 
A plusieurs reprises, un obscur désir le poussait à poursuivre jusqu’à la demeure de l’Enchanteur. Ordinairement, le monte-en-l’air aurait été étonné par cette irrépressible envie de posséder un objet qui appartenait à un aussi redoutable personnage. Mais une convoitise sans limite étouffait son habituelle prudence. Rien ne l’en aurait dissuadé depuis l’instant où, par un malheureux hasard, son regard fureteur se posa sur la magnifique broche qu’arborait l’étranger à l’auberge.
La résidence de l’Enchanteur Paladune était isolée, au fond d’un petit vallon planté d’ifs et de mélèzes. Aucune lumière n’y brillait.
Le monte-en-l’air escalada la palissade avec dextérité puis traversa la pelouse plantée de massifs et de bosquets. Parvenu à l’arrière de la magnifique bâtisse, il détailla la façade aux nombreuses niches, sculptures et balcons festonnés, à la mode de Shumahs. Un tel foisonnement décoratif offrait une infinité de possibilités à un grimpeur aguerri. Sans difficulté, Isac atteignit un premier balcon dont un lourd panneau de bois masquait la porte-fenêtre. Il renonça car impossible de l’ôter sans ébruiter sa venue.
A l’étage supérieur, une galerie festonnée courait le long de la demeure. A la troisième tentative, il fut enfin récompensé. Un serviteur étourdi avait oublié d’en fermer le huis. Il se glissa dans l’antichambre. Par habitude, Isac tendit l’oreille. La demeure restait silencieuse. Il se déplaçait souplement. Descendre à l’étage inférieur par un escalier de service, noyé de nuit, puis reprendre la quête le mena jusqu’à une succession de cabinets et de boudoirs encombrés d’objets et de meubles plus exotiques les uns que les autres. Peintes des différentes nuances de l’azur, des colonnes nues ornaient la marqueterie des murs. Entre elles, des autels, incrustés de gemmes bleus, accueillaient des récipients variés. De pâles globes à feu les nimbaient d’une aura spectrale. Isac s’approcha d’une vasque et y jeta un bref regard. Curiosité qu’il regretta à l’instant. Il s’éloigna précipitamment. Peu à peu, dans son esprit, les ténèbres se chargèrent de tourments funestes. Régulièrement, Isac sursautait, glacé. Il imaginait des présences hostiles, des rires moqueurs, des murmures obsédants sur son passage. D’ordinaire, il aurait fui la sinistre propriété mais en lui brûlait une telle soif de possession qu’elle jugulait les spectres environnants.
 
Finalement, il déboucha dans une pièce étroite. La pâle lueur nocturne tombait d’un vitrail sur un petit piédestal, mouluré et ornementé d’élégants volutes peuplés de poissons. Sur le socle de pierre blanche reposait un simple coffret en bois. Des vagues de chaleur s’emparèrent du voleur. Il se précipita, souleva le couvercle bombé, contempla avec ravissement la broche de l’Enchanteur. Elle reposait sur un lit de velours ocre. Isac s’en empara. Ses doigts tremblants caressaient l’arc et l’ardillon doré. La succession d’ondulations n’était pas s’en évoquer les vagues de l’océan. Le voleur ne se lassait pas d’admirer le bijou.
Tout à coup, son pouce accrocha l’un des barbillons qui sertissaient le joyau. Il porta le doigt à ses lèvres mais la douleur s’estompa rapidement. Comme il secouait la main, une perle de sang s’écrasa sur la pierre. Ce qui éveilla l’entité qui sommeillait au cœur du bijou.
Une langue de brume azurée s’échappa du minéral, enlaça la main qui l’étreignait puis le bras du voleur, pétrifié d’horreur. Isac s’affaissa, inconscient, sur le dallage. La broche lui échappa. Le linceul disparut aussitôt.
D’un corridor plongé dans l’obscurité s’avança le Ser Paladune Castevaingt. Il ramassa le bijou qu’il replaça dans le reliquaire avec précaution. Puis il referma le couvercle, visiblement satisfait.
— Voilà qui me semble parfait, précisa-t-il à voix haute à son hôte. Ce malandrin vous convient-il, Céleste ? Nous l’avons choisi avec un soin extrême.
Dès qu’Il/Elle franchit le seuil, la petite pièce resplendit comme en plein jour. La Flamme Blanche flottait à mi-hauteur.
— Espérons qu’il fera l’affaire. Les humains nous ont tellement déçus par le passé. Nous veillerons à ce que celui-ci remplisse la fonction que nous lui destinons. Décidemment, vous nous comblez, thaumaturge !
Le Shumiet esquissa une grimace. Les Dieux ne comprenait pas l’âme humaine.
— Vous savez ce qu’il vous reste à accomplir !
— Le baron ne me refusera pas ce service. Le voleur lui sera remis. Mais je ne peux pas vous garantir qu’Althor d’Atéïas se conformera à notre accord.
— Nous plaçons nos pions en souhaitant qu’ils influencent les Devenirs. Voilà pourquoi ce jeu me passionne tant. J’aurais une dernière requête. Oh, une simple démarche.
— Je vous écoute, Céleste.
En son for intérieur, le Ser Castevaingt maudit le destin qui plaçait le Néogrine sur sa route. Résigné, il dissimula l’amertume derrière un masque respectueux. L’Inconstant obtenait toujours ce qu’il/elle était venu chercher.
— Vous allez vous rendre au Kha d’Opham pour porter aux jumeaux la parole des Inconstants. Le baron des Eliartys est dorénavant sous notre protection, ils comprendront.
La lumière vive disparut brusquement. L’Enchanteur releva la tête, étonné. Le Fol s’était éclipé.
 
La petite pièce circulaire se situait juste au-dessus de la Haute Salle du château. Un boudoir où le baron aimait à se retirer en compagnie de ses proches conseillers. Glatiens se tenait adossé au mur recouvert de brocarts. Le capitaine de la garde était jeune, mince, d’une mâle beauté. Ses yeux d’une extrême pâleur lui conféraient une glaciale assurance.
Le baron marchait de long en large. De temps à autre, sa frustration éclatait en une série de jurons particulièrement grossiers. La Dame Elchéal attendait avec une patience infinie. Bientôt son époux brandit les bras, le visage rouge de s’être inutilement époumonner.
— Mon amie, vous ne dites rien ?
— Vous ne m’en laissez guère l’occasion, mon cher, répondit-elle avec douceur.
— Que pouvais-je faire d’autre qu’accepter ?
— Rien, je présume, confirma-t-elle simplement.
L’animosité d’Althor s’évanouit comme il s’agenouillait devant elle, lui saisissait les mains et les portait à ses lèvres.
— Que va-t-on faire du prisonnier ?
Elle lui sourit comme on sourit à un enfant exalté, avec indulgence et tendresse.
— Prenons le temps de réfléchir avant d’agir.
Elle s’adressa au troisième homme qui attendait, silencieux, assis dans un fauteuil.
— Maître de Guerre, votre sentiment ?
Le vieux soldat se secoua, embarrassé par les débordements de son seigneur.
— Un simple monte-en-l’air. Doué à l’évidence pour échapper depuis de nombreux cycles à la milice du Mestre, mais assez stupide pour détrousser le Thaumaturge dans sa propre demeure.
— Et a-t-il un nom, ce larron ?
— Isac, fils de Fargue. Un moins que rien, ma Dame.
Un instant, elle resta songeuse. Les trois hommes la fixaient avec la même déférence.
— Si l’Enchanteur a jugé bon de préserver sa vie, c’est qu’il doit représenter une valeur certaine à ses yeux. A nous de la découvrir.
Althor approuva d’un grognement.
— Le tourmenteur saura lui extirper son secret !
— Et nous le perdrions ! mon pauvre ami, voulez-vous déplaire à notre nouvel associé. Les consignes du Ser Paladune sont pourtant limpides.
Le baron maugréa, le visage sombre.
— Si nous obéissons, le pauvre diable mourra d’ici quelques jours de toute manière. En quoi cette mort aidera-t-elle nos intérêts ? Décidément, cette histoire pue les maléfices.
— Et pourtant, nous allons suivre à la lettre les instructions de l’Enchanteur. Laissez-moi me charger de notre prisonnier. Occupez-vous des agitateurs. Damoiselle Primès veillera à ce qu’il ne manque de rien, en dehors des restrictions exigées par le Ser Paladune, évidemment. Il serait également préférable qu’un certain mystère entoure sa présence au château. Personne ne comprendrait que nous ménagions un vulgaire voleur.
Althor ricana.
— Sans eau ni nourriture, il ne survivra pas plus d’une quaine, je vous l’assure.
Visiblement soulagé, le baron rejoignit l’étroite cheminée où se consumaient quelques bûches.
— Vous êtes certain des propos de votre informateur, capitaine ?
Le capitaine Glatiens confirma, raide comme un piquet.
— L’homme est formel, mon seigneur. C’est un proche du Premier-maître Maho. Ce scélérat a quitté Esorit, accompagné par plusieurs commerçants dont il nous a fourni les noms.
Althor se tourna vers l’officier vêtu de pied en cape pour la guerre. Celui-ci portait dans le dos une longue épée à deux mains dont la garde en forme de croix pointait au-dessus de son épaule. Une arme d’une redoutable efficacité. Le baron l’admira en connaisseur.
— Je m’interroge. Il avait tout à gagner à rester. Le Mestre lui aurait accordé d’appréciables faveurs, croyez-moi ma chère, après la démonstration de force à laquelle il s’est prêté sur le champ de bataille. C’est à ne rien y comprendre. On ne quitte pas une place où l’on réside en force, dès le lendemain d’un succès aussi éclatant.
Il reprit ses déambulations, foulant les tapis colorés à grandes enjambées, le dos courbé, la mine à nouveau sombre. Le baron était un anxieux. Il prévoyait toujours d’hypothétiques désastres, soupçonnait de sombres complots.
— Et quelle direction Maho a-t-il emprunté ? Le savez-vous, Capitaine ?
— La route des failles ! Elle traverse les Terres Mortes, passe par Tern et Loasmar jusqu’à Parrès.
Le baron interrompit les va-et-vient face au large vitrail qui déversait un flot de lumière sur le divan.
— Donc Maho ne s’est pas lancé à la poursuite du garçon. – La Dame s’avançait entre eux. Elle parlait à voix basse en les dévisageant avec insistance. – Selon l’administrateur du port, un Shumiet accompagné de deux adolescents a acheté dans la matinée précédant la bataille une petite embarcation tirée par un lantin afin de remonter le Tarad. Tout porte à croire que l’un des enfants est le protégé de l’Enchanteur. Seulement Maho s’éloigne des rives du fleuve. Cet homme est dangereux, je vous ai averti. Et vous l’avez laissé se couvrir d’une gloire qui vous revenait de droit. Son aura ne fait que grandir en ville !
Toujours plongé dans ses réflexions, Althor l’ignora superbement. Soudain le baron poussa un petit cri de triomphe.
 — Il va à Doïl !
Son visage s’éclaira d’un mauvais rictus.
— Pourquoi Doïl ? questionna la Dame, surprise.
— C’est là qu’est installé le principal comptoir des Gorgys dans cette partie du monde. Ils y parquent les Convertis avant de les expédier à leurs maîtres, de l’autre côté du Mur. Ils y entretiennent également une petite troupe de mercenaires Torochs.
— Alors l’Ecarlate ne cherche pas à mettre la main sur l’enfant. Il préfère en informer les Rats. C’est beaucoup moins risqué et bien plus profitable.
Le maître de Chalmes caressait la barbe soignée qui encadrait son menton sans fossette.
— Nul doute qu’ensuite, fort de leur appui, ce scélérat reviendra à Esorit. – La Dame prononça les mots sur un ton glacial. – Vous voilà averti, mon bon ami.
Sans répondre, le baron se tourna vers les soldats, immobiles, attentifs.
— Combien de jours de route jusqu’à l’établissement ?
— Huit ou neuf jours pour des cavaliers expérimentés, seigneur, répondit Glatiens après un court temps de réflexion. Seulement notre homme s’est entouré d’Ecarlates qui ne sont pas des soldats, mais des commerçants, des notables et des marchands. Dans ces conditions, il lui faudra au moins quatre jours supplémentaires pour l’atteindre.
Althor ferma les yeux un instant. Son front se plissait sous la concentration. Un silence pesant s’installa dans la petite pièce. Puis il frappa dans ses mains, geste qu’il affectionnait particulièrement, et ordonna, sèchement.
— Choisissez cinq hommes de confiance. Qu’ils se préparent pour une chevauchée de plusieurs jours. Je vous rejoints d’ici une heure à la poterne. Soyez discret, nul ne doit connaître le but de cette expédition.
— Nous partons à la chasse, mon seigneur, demanda avec désinvolture le jeune capitaine en saluant rapidement.
— Oui, c’est cela, capitaine, à la chasse. La plus excitante que je connaisse : la chasse à l’homme.
Dans son dos, la Dame émit un petit rire fluté.
 
Le crépuscule laissait place à une nuit humide au sein des bosquets de feuillus qui précédaient les étendues arides des Terres Mortes. Deux foyers généreux illuminaient le bivouac, les corps étendus des dormeurs dans des couvertures de laine, les bagages posés au sol près des reliefs du repas, des plats et du chaudron dans lequel refroidissait un ragoût de lièvre. A l’autre extrémité de la clairière, les liots communs renâclaient en arrachant les feuilles des branches basses. Dans un long manteau écarlate au col relevé, Maho veillait, silhouette solitaire, auprès du plus petit des feux. A ses pieds, la masse hérissée de pointes dont il s’était servi pour abattre le Mystic Amydiel, reposait bien en vue. En quelques heures, elle était devenue l’emblème du Premier-maître. Avec une rage contenue, il surveillait les citadins attardés autour du brasier principal. La course éreintante qu’il leur imposait brisait de fatigue la plupart d’entre eux. Ils n’étaient plus que cinq à bavarder en sirotant un alcool qui exaltait les discours. Par leur faute, il perdait un temps considérable. Leurs récriminations l’exaspéraient chaque jour davantage. Seulement, il avait besoin de leur soutien. La malheureuse affaire de Galadorm l’avait rendu méfiant et circonspect. Cette fois, il serait prêt : Esorit lui appartiendrait avant la saison des Tempêtes.
 
Portant un large chapeau à plumet enfoncé jusqu’aux oreilles, l’un des notables se leva et le rejoignit en serrant les pans de son manteau autour de lui. Le tavernier Graver fléchit les genoux de l’autre côté du foyer. Il évita le regard incisif du Premier-maître.
—Messire Maho, nous nous inquiétons de la durée de ce voyage. Plus les jours passent, plus notre absence deviendra suspecte aux yeux des Conseillers. Le Mestre n’appréciera pas d’avoir été évincé de la sorte. Ne devrait-on pas rebrousser chemin et vous laisser poursuivre seul jusqu’à Doïl ?
« Pauvres bougres ! » songea l’Ecarlate. Des insectes frileux, la fange d’une société qu’il exécrait, juste bon à pressurer l’honnête quidam. Il déploya un monceau d’efforts pour masquer son irritation.
— Les Gorgys paieront grassement les informations que nous leur apportons, confirma-t-il d’une voix rauque en haussant un sourcil. Je connais personnellement le Référent Shitar-She. La nouvelle de la présence du Prédestiné dans les Terres Mortes le mettra en joie, soyez-en certain, Ami Graver. Et il est important que je vous présente à lui, vous et vos compagnons. Les gorgys sont assez méfiants de nature. Ils peuvent soupçonner quelque traquenard si je me présente seul devant eux. Votre respectabilité notoire rassurera leurs craintes. Imaginez ce que le soutien d’un Lenkras apporterait à votre commerce.
A cette évocation, le commerçant rubicond le fixa à travers de petits binocles cerclés d’argent. Il se gratta le double menton.
— C’est que nous jouons gros dans cette affaire. Le Mestre ne plaisante pas quand il s’agit de trahison. Vous, vous n’avez rien à perdre et tout à y gagner, mais nous, nous devons penser à nos familles, notre réputation…
— Vous, tavernier, vous enfournerez des avantages qui doubleront votre fortune. Allez, vous pourrez vous offrir la « Belle Escale » à notre retour. On m’a laissé entendre que vous étiez fortement intéressé par cette auberge et même plus encore …
— Ce sont là des affaires strictement privées, Premier-Maître.
L’homme se tortilla bizarrement, apparemment gêné. Maho s’abstint d’un commentaire acerbe. Il attendit en silence que l’autre veuille bien poursuivre.
— Et le baron, avez-vous pensé à sa réaction lorsqu’il aura vent de la venue des Torochs ? Le maître de Chalmes n’acceptera jamais la présence d’une troupe de mercenaires sur ses terres. Il tolère la milice parce qu’il en connait les faiblesses. Des guerriers, c’est différent.
— J’espère convaincre le Référent Shitar-She de charger quelques-uns de ces congénères de nous accompagner également. La présence de Gorgys refroidira les velléités d’Atéïas ou du Mestre Dullois.
Une fois ainsi rassuré, le tavernier s’en retourna auprès de ses compatriotes. A cet instant, une ombre survola la clairière en poussant un cri d’effraie. Maho frissonna malgré la chaleur du foyer. Une fois en place, ces hommes disparaîtront, décida-t-il sombrement avec un sourire cruel.
 
Les citoyens d’Esorit parlaient fort, gesticulaient, l’alcool favorisant les palabres. L’un d’entre eux, un grand maigre, se leva en vacillant. Cet imbécile exhortait les autres à la rébellion. Maho se résigna à agir. Saisissant la masse d’arme, il se dirigeait vers le petit groupe lorsque l’énergumène suspendit ses gestes brutalement, la bouche et les yeux largement ouverts. La pointe d’un épieu surgit de sa poitrine dans un flot écarlate. Il s’écroula comme une masse. Puis ce fut le chaos. Le Premier-maître rugit en faisant tournoyer l’énorme masse au-dessus de sa tête. Semblable à un ours en colère, il fonça vers le sous-bois. A la lisière, plusieurs silhouettes se dessinèrent sous les feux des brassiers. Chacune brandissait un long arc d’if.
Lorsque le premier trait s’enfonça dans l’épaule, le Premier-Maître marqua un léger sursaut mais poursuivit sa course insensée. Parvenu à trois foulées des mystérieux archers, il s’effondra sur les genoux, la chemise ensanglantée par les multiples blessures infligées. L’imposante boule hérissée s’enfonça dans l’humus. Un léger filet sanguin s’écoulait des lèvres. Les bras ballants, les yeux vitreux, il distingua à peine l’homme qui s’avançait à sa rencontre. Une satisfaction cruelle se lisait sur son visage. De la pointe du pied, le baron de Chalmes le fit basculer au sol. Maho ne réagit pas, il était déjà mort.
Althor d’Atéïas parcourut la clairière allant d’un corps à l’autre. Son regard s’assombrissait au fur et à mesure qu’il découvrait l’identité des comploteurs. Il en côtoyait certains lors des réunions à l’Hôtel du Mestre. Il dissimula à peine sa surprise lorsqu’il reconnut le tavernier Graver. Le visage rougeau restait figé sur une expression d’intense stupéfaction. L’un des gardes s’arrêta près du cadavre et l’égorgea méthodiquement. La même scène se répétait autour de lui. Le capitaine Glatiens s’approcha.
— Mon seigneur, aucun n’en a réchappé. Que faisons-nous faire des corps et de leurs bagages ?
— Nettoyez l’endroit ! nous déposerons ces rustres et leurs effets dans un gouffre sur le chemin du retour.
— Et les bêtes ? demanda le jeune officier en appelant d’un geste de la main l’un de ces hommes.
— Glaciens, faites en sorte que nul ne puisse nous reprocher, un jour futur, d’être intervenus dans les affaires de la Confrérie.
Une heure à peine après leur soudaine irruption dans le bivouac, la clairière se vida de toute présence humaine. A part quelques traces de sang sur le tapis de feuilles et dans la mousse, rien ne laissait deviner qu’un drame venait de s’y dérouler. Ils firent à peine un mille avant de se débarrasser de leur sinistre chargement. La déchirure dans le sol était en partie dissimulée par les genêts et l’aubépine. Le capitaine projeta plusieurs pierres dans la gueule en guettant un écho. En vain. Satisfait, il donna l’ordre d’y jeter les corps et les biens qui appartenaient aux défunts. Puis les liots furent abattus et trainés jusqu’à la faille.
Alors la petite troupe d’assassins reprit la route du château de Chalmes au galop.
 
La Damoiselle Primès tira les verrous qui fermaient la porte de la pièce où le voleur était emprisonné. C’était une petite femme blonde, à la beauté pétillante. Elle équilibra les linges au creux du bras, repoussa de la hanche le seau vide puis elle tira doucement le robuste ventail. A l’intérieur, le prisonnier était accoudé à l’étroite fenêtre qui donnait sur les bois d’Antien. La cellule se situait au sommet d’une tour, excentrée par rapport au donjon principal, et surplombait un à-pic vertigineux. Il tourna la tête vers elle avant de s’incliner avec cette grâce qui la bouleversait à chacune de leurs rencontres. Une fois de plus, elle constata avec émerveillement qu’il se portait comme un charme en dépits du jeun imposé par l’Enchanteur. L’inconnu ne semblait pas pâtir d’un tel traitement. Au contraire.
— Ah, chère fleur du jour, j’attendais votre venue. Cette coiffe vous sied à ravir.
La jeune femme esquissa un geste gracieux, ajustant la sage templette bordée d’un turban soyeux. Elle déposa le linge sur le lit.
— M’apportez-vous de bonnes nouvelles ?
— Hélas, Messire, rien qui ne vous laisserait espérer la clémence de mon maître. Pourtant, j’ai plaidé votre cause auprès de Dame Elchéal.
Il s’approcha d’elle et déposa un bécot sur sa joue. Puis, dans un éclat de rire espiègle, il gagna la porte entrouverte.
— Et si je profitais de votre venue pour m’enfuir de cette geôle ?
Contrairement à ce que laissaient entendre ses paroles, il n’esquissa aucun geste de fuite. La Damoiselle baissa humblement la tête.
— Vous savez très bien que la garde veille deux étages en-dessous. Ils ne quittent jamais la tour. Il faudrait que vous ayez des ailes pour vous échapper. 
— Ne le soyez pas, gente Damoiselle. Vous êtes mon rayon de soleil. Parlez-moi plutôt de ces deux derniers jours. Que se passe-t-il au-dehors ? La foire a-t-elle repris son cours ? Je vous en conjure, offrez-moi les rêves qui me fuient depuis treize jours que je me morfonds sans espoirs.