Récits d'ailleurs 
                         
Mon ptit coin de Fantasy

    

Le fils des Vents.
Livret 1 : La foire des Grands Calmes.
Chapitre cinq : La fille des Brumes. (2)
Extirper Sans-nom de cette place forte ne serait pas une partie de plaisir. Il lui fallait trouver de l’aide rapidement. Chacune de ces visites à la Commanderie s’achevait par une flânerie à l’intérieur de la foire. En réalité, ses allers et venues avaient un but bien précis. Elle quittait juste un bouchon rustique, bruyant et enfumé, lorsqu’elle croisa la route d’un trio des plus déroutants. D’allure athlétique, la moustache prétentieuse, la chevelure de feu, les inconnus marquèrent un temps d’arrêt quand ils l’aperçurent. Après un court conciliabule, le plus âgé la suivit de loin. Perdue dans ses pensées, Lorelanne ne s’aperçut pas de la filature dont elle faisait l’objet. Elle traversa de vastes pavillons où des hommes se défiaient à la lutte, parfois au couteau, pour quelques pintes, des rotondes à l’air libre encombrées de camelots jacasseurs au milieu de monticules de marchandises. A plusieurs reprises, les marchands tentèrent d’attirer son attention par de basses flatteries mais elle éclatait d’un rire clair et poursuivait sa route en les gratifiant d’une œillade ou d’une parole charmante. Les baraquements qui accueillaient les parties endiablées de checs ou de dés noirs retenaient davantage son attention. Régulièrement, elle se glissait parmi un attroupement jusqu’au premier rang pour ensuite s’éloigner, le visage reflétant pour qui l’eut observée une pointe de déception. Cela dura jusqu’au soir. Alors elle quitta la foire à pied pour regagner Esorit sans s’apercevoir que l’inconnu lui emboitait le pas.
Une fois rendue dans la salle de l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, la jeune fille rechercha une table dans un coin tranquille. A peine venait-elle d’ôter son manteau que le mystérieux suiveur s’approcha, apparemment peu soucieux qu’elle le remarque. Il s’arrêta de l’autre côté de la table, silencieux.
Lorelanne sursauta en l’apercevant. L’homme enjamba le banc, tournant le dos à la salle. Il s’assit, la mine sévère. La fille des Brumes rosit légèrement. L’aubergiste de l’Oie-Qui-Dort se nommait Gallun. Il veillait plus que tout à la sérénité de son commerce. Le manège de l’importun n’était pas passé inaperçu. Se saisissant d’un lourd mandrin qui trainait derrière le comptoir en vue d’éventuels perturbateurs, - Ce qui n’arrivait pratiquement jamais. - il traversa la salle presque déserte d’un pas décidé. En s’approchant du couple, il fit rebondir le morceau de bois dans sa paume. Il s’arrêta derrière l’objet de son courroux et s’adressa directement à la jeune fille : « Tout va bien, Maîtresse Lore ? »
Cette dernière lui décocha un sourire enjôleur.
— Ne vous inquiétez pas, Brave Gallun ! Apportez-nous plutôt un plateau de viande et un pichet d’eau, agrémenté de ces douceurs dont vous avez le secret. J’ai une faim de loup et… nous allons dîner. En toute courtoisie, n’est-ce pas mon oncle !
Le montagnard dégagea son poignet droit, découvrant un bracelet de bronze entrelacé. A la vue du bijou, l’aubergiste le salua, révérencieux. Puis il se précipita vers l’arrière-salle afin d’honorer ses prestigieux invités. Le Dhat contempla sa nièce avec affection. Si son regard s’adoucit, les doigts qui tambourinaient sur la table n’annonçaient rien d’agréable.
— Comptes-tu rentrer bientôt à Dhat-Avalone ? Quelle mouche t’a donc piqué, fillette ? Les Invisibles font des pieds et des mains pour te retrouver avant qu’un malheur arrive ! Si ton père a accepté que tu entreprennes cette folle équipée, il y a mis certaines conditions. Et tu ne les as pas respectées, loin de là.
Le ton se voulait froid et accusateur mais, derrière la remontrance, elle décelait une tendresse amusée. Lorelanne s’adossa au mur de pierres grises. D’un geste gracieux, elle releva une mèche, faisant apparemment peu de cas des reproches.
— Vous aussi, vous me cherchiez, mon oncle ? Mon père vous a-t-il chargé de me ramener à la maison ?
— Non, détrompe-toi, jeune fille. Bien qu’une telle idée l’ait longtemps démangé. Maîtresse Livéal a bien plaidé ta cause, cette fois encore. Seulement il serait peut-être temps de mettre un terme à cette aventure grotesque. L’Extérieur ne convient pas aux jeunes Damoiselles d’illustre lignée.
Le Conseiller du Pasteuris aimait profondément sa jeune parente. Son initiative l’amusait. Il était plutôt curieux de son issue qu’inquiet pour sa sécurité. La Lhat Lorelanne savait se défendre, il n’en doutait pas un instant. Comme elle le toisait sans répondre, il poursuivit le réquisitoire, passant en revue toutes les objections mille fois serinées par sa famille. Peu après, Gallun revint, portant un large plateau surchargé de tranches fumantes. Des pommes de terre, cuites à la braise, formaient une sorte de couronne décorative. Derrière lui, un garçon maigre tenait un broc et deux gobelets d’étain. Le Dhat Diltoin les laissa disposer les victuailles sur la table, en observant à la dérobée la mine innocente de la fille des Brumes. Le garçon de salle apporta une miche de pain noir et d’étonnantes boulettes soyeuses, accompagnées d’un pot de miel. De nouveau seuls, le montagnard se frotta les mains, saisit un couteau et découpa une fine tranche de viande qu’il trempa dans la sauce onctueuse.
— Je m’apprête à rencontrer les jumeaux, confia-t-il en baissant volontairement la voix. Rillom et Glarderun m’accompagnent. C’est un heureux hasard qui me fit croiser ta route ce matin. Peut-on savoir ce que tu cherchais avec tant d’efforts ? Tes parents s’inquiètent pour toi, tu t’en doutes. Il est souhaitable que tu renonces…
— Hors de question, mon bon oncle. D’ailleurs, ma quête est sur le point d’aboutir. J’ai trouvé ce que je suis venue chercher. Et je ne suis pas la première de la famille à avoir suivie cette voie. Si je me souviens bien, Grand-Mère Lorètie a, elle aussi, parcouru l’Extérieur pour concrétiser son Larhal’Dhat’Malh. Elle a été parfaitement heureuse par la suite.
Le Conseiller hocha la tête, apparemment ennuyé. Il déposa le couteau au bord du plateau. Il croisa les mains et y appuya son menton, l’air curieux. La jeune fille détourna le regard, reconnaissant la faiblesse de l’argument.
— En effet, mais c’était une autre époque et les circonstances oh ! combien différentes. Ton grand-père est originaire de Dhat-Meryl, ce n’est pas un Nohr-dhat. Ce qui fait une énorme différence aux yeux de beaucoup d’entre nous. Peut-on savoir, jeune Damoiselle, quel est l’heureux élu ?
L’ironie qui pointait derrière la question n’échappa pas à Lorelanne. Un voile de contrariété chassa le pétillement de ses yeux clairs. Trouver une échappatoire à cette discussion qui ressemblait fort à un interrogatoire en règle. Son parent, lui, dévorait avec appétit les chairs dorés. Elle choisit de changer de sujet, ce qui n’échappa pas à la perspicacité du Conseiller.
— Pavel est-il rentré à Dhat-Avalone sans problèmes, mon oncle ? demanda-t-elle sur un ton badin.
Le front du Gardien des Coutumes se plissa. Son regard se durcit comme il jaugeait l’ingénuité de la jeune fille.
— Tu le connais mieux que moi. Il n’oubliera pas de sitôt le vilain tour que tu lui as joué. Prends garde à toi, fillette, ton ainé est rancunier. Il saisira la première occasion offerte pour te faire payer cet affront. Son retour n’a pas été des plus glorieux comme tu t’en doutes. Les frontaliers n’ont pas été tendres avec lui. Tes parents encore moins.
— Oh, je me charge de lui, minauda-t-elle, désinvolte. En m’éclipsant, je ne faisais que respecter les volontés de Lole.
— Hum, si tu l’affirmes. Fais attention, tout de même. Ainsi le Vieil Homme de la Montagne a quelque chose à voir avec cette entreprise. J’aurai dû m’en douter. Le Premier adore se mêler de nos vies. De mon avis un peu trop. C’est là une de ces sales petites manies.
— Lole aime ses enfants. Il désire ce qu’il y a de mieux pour eux. Ensemble, nous avons beaucoup bavardé cette dernière saison. Pour en arriver à la même conclusion. Mon avenir sera glorieux, mon oncle, il me l’a promis. Ce n’est pas en me contentant de nos montagnes que je parviendrai à le concrétiser. Oh, vous pouvez sourire mais, à Dhat-Avalone, j’étouffais. Je ne serais jamais une Maitresse comme ma chère maman. J’aspire à davantage d’espace et de libertés… N’ai-je pas fait mes preuves dans les Lisières pour qu’on me cantonne à l’intendance de la cité ?
— Hum ! Hum ! Continue !
— Lole a…, il prédit de prochains bouleversements à travers le Continent. Certains d’entre nous vivront des aventures remarquables, pleines de périls et de gloire. Des épopées dignes des plus belles chansons d’antan. Du moins l’une d’elles m’est-elle destinée. Il me suffisait d’oser franchir les Couloirs. Et… c’est ce que j’ai fait. Me voilà parcourant le monde telle une Maliéva moderne ! J’ai brisé la prison de verre des Traditions !
Elle termina sur un petit rire de satisfaction qu’il admira secrètement. Lui n’avait pas d’enfants mais s’il avait eu une fille, il aurait aimé qu’elle lui ressembla. Pourtant ce n’était pas aussi simple que cette jeune péronnelle se l’imaginait. Les transactions en cours avec les maîtres d’Elchinos prouvaient malheureusement le contraire.
 — Alors notre Guide t’a dévoilé cette hypothétique bonne fortune avant que tu partes, voilà qui ne lui ressemble guère. D’habitude, le vieillard est plutôt ambigu… sibyllin serait plus juste. Et puis-je en savoir davantage sur ce magnifique Devenir qu’il t’a prédit ?
Elle sourit à son tour, satisfaite de ses effets, mais peu désireuse de lever le voile sur ses déambulations à travers les territoires que les Autres n’avaient pas encore dévorés.
— Hélas, je dois réaliser ma Quête seule. Il a été clair sur ce point. Lole m’a fourni un itinéraire précis à suivre, ce que j’ai respecté… au début. Il croit en une drôle de théorie qu’il rabâche souvent. De Destins convergents, des vies ordinaires qui, quand elles se croisent, bouleversent l’univers et accomplissent de hauts faits, une fois unies, l’une à l’autre.
— Oh, oh, mais tu es loin d’être une personne commune, Lhat Lorelanne. Ton père est le Pasteuris Longtoin de Dhat-Avalone. Une naissance qui t’impose des devoirs envers notre communauté. Et ces fumeuses spéculations ne me semblent pas suffisantes pour parcourir, la fleur aux lèvres, les baronnies en proie à des troubles grandissants. Tu ne pouvais choisir plus mauvais moment pour te lancer dans une pareille fantaisie. Lole n’exagère pas lorsqu’il évoque de sombres jours à venir. Nous ne sommes pas les personnages de l’un de ces récits mythiques dont, petite fille, tu raffolais tant. Ici c’est la triste réalité. Brutale, impitoyable. Et elle broie les ingénues autant que les guerriers. Ma petite Lanne, rentre à Dhat-Avalone avant qu’il ne t’arrive malheur. Je sais que lorsque le Vieil Homme de la Montagne s’exprime, nous, les Dhats, nous respectons sa parole. Seulement sa puissance s’arrête aux Couloirs des Vents. Au-delà il ne te sera d’aucun secours.
Cette terrible prédiction mit un terme à leur conversation. Ils mangèrent un temps en silence. Quand enfin, l’épais plateau de bois fut vide, leurs appétits assouvis, le Dhat Diltoin revint à la charge. Il paraissait déterminé à raisonner son incorrigible nièce.
— Glarderun peut t’apporter son aide. Je me passerai aisément de lui. J’ai déjà eu à faire avec les Lions d’Opham par le passé.
— Sont-ils si dangereux qu’on le prétend ?
Le montagnard lui sourit en lissant sa majestueuse moustache d’un geste affecté.
— Plus que tu l’imagines, fillette, – Il adorait utiliser ce diminutif qu’il savait la mettre en rogne. – bien plus encore. Les jumeaux Log et Heg sont de coriaces négociateurs mais ton oncle n’est pas mal non plus dans son genre. Alors, ma proposition ?
Lorelanne ne tenait absolument pas à ce que son oncle vienne fourrer son nez dans ses affaires, surtout à ce moment précis, alors qu’elle cherchait à sortir le Maitre-dragon sain et sauf de la Commanderie. Elle s’empressa de refuser poliment.
— Je suis touchée par tant de bienveillance mais je n’ai nul besoin que Jeannus me seconde. J’ai juste un service à vous demander, reprit-elle précipitamment en se penchant par-dessus la table, sur le ton de la confidence. Pouvez-vous prévenir mon père qu’il est fort probable que je rejoigne les Brumes dans les quaines à venir. Et je ne serai pas seule. Qu’il avertisse les frontaliers de notre venue afin d’éviter un malheureux malentendu.
— J’enverrai un messager au Pasteuris. As-tu besoin d’autre chose ?
Lorelanne réfléchit un court instant.
— Pour l’intendance, je m’en charge. Merci toutefois, mon oncle, je vous adore !
 
Le lendemain, dissimulée à l’ombre du sous-bois, elle assista à l’arrivée de la Matriarche Eliléa Glashahadi et de son imposante escorte. Un renfort qui contrariait un peu plus ses plans. A présent, la Commanderie comptait au moins une centaine de lames, sans négliger les pouvoirs des Shaïas. Dans la soirée, elle débusqua enfin celui qu’elle recherchait en vain depuis son arrivée et sur lequel elle fondait tous ses espoirs : le Ser Sigismond Ardevaingt. La fille des Brumes passa la journée à repérer un éventuel guetteur mais elle se persuada finalement que son oncle respecterait les termes de leur accord.
Le Shumiet était bien là où elle avait deviné qu’il serait, attablé à une table de jeu dans l’un des innombrables tripots de la foire. Le petit homme au nez en pointe s’évertuait avec un jeu de dés noirs à accroitre le tas de gals posé devant lui. Un globe à feux jetait des coulées de lumières rougeoyantes sur les trois occupants de la table. Des voiles tendus au-dessus et autour d’eux leur assuraient un semblant d’intimité. Des bouffées d’encens s’élevaient de vasques posées sur des pieds en bronze. Des serveuses circulaient entre les espaces de toile pour remplir les brocs que les joueurs vidaient avec une incroyable régularité. La Lhat s’assit sur un tonneau devant l’un des comptoirs. Un colosse barbu lui remplit une coupe de vin sirupeux, fortement alcoolisé. Plusieurs consommateurs lui jetèrent des regards appuyés qui finissaient toujours par s’attarder sur la longue épée qu’elle portait au côté. Aucun n’osa l’aborder. La fille des Brumes observait avec curiosité Sigismond. Il était fort représentatif du Shumiet, vêtu d’une tunique ornée de boutons en argent et du plaid traditionnel, croisé sur la poitrine et fixé avec une broche au niveau de l’épaule. Le pantalon confectionné avec le même tartan que le plaid. Son bonnet plat s’ornait d’un bouquet de glands. Volubile, il faisait face avec une décontraction évidente à deux marchands enrubannés à la mode d’Aléaléam qui le dominaient de leurs carrures plus que respectables, le crâne rasé de frais.
Lorelanne attendit que la partie de dés noirs s’achève. L’amoncellement de piécettes trouées fluctuait bizarrement chaque fois que l’un des lourds Aléalais s’agitait sur son trépied, excédé par la réussite insolente du petit Shumiet. Finalement les deux marchands se retirèrent en maugréant, apparemment peu satisfaits de leurs gains. Alors la jeune fille en profita pour venir s’assoir à la table. Sigismond la dévisagea d’un air interdit puis un sourire sucré fleurit sur ses lèvres. Il retira la coiffe en la saluant avec style.
— Dame, si vous désirez vous encanailler au jeu, je vous aurais volontiers offert mes services mais la nuit est hélas fort avancée. N’y voyez aucune offense, ma jolie, – Ses yeux pétillaient avec humour. – je quittais les lieux. Demain peut-être…
La fille des Brumes se pencha par-dessus la table, dévoilant son visage. Une onde de désir plissa les lèvres du petit homme. Le sourire s’élargit, carnassier.
— Je ne suis pas là pour perdre mon temps avec les dés. J’ai besoin de vous, Ser Ardevaingt, ou qui que vous soyez en ce lieu !
Sigismond n’afficha aucune surprise. Seulement il observa avec une attention nouvelle son interlocutrice. Sa beauté le subjuguait et sa jeunesse l’intriguait. « Dangereuse ! » ce qualificatif lui vint immédiatement à l’esprit. « Prudence, se gourmanda-t-il en secret, voyons ce que nous cache un si ravissant minois. »
— Mon aide, oh ! oh ! Damoiselle, – Il appuya sur le terme. – c’est me faire bien des honneurs. Et en quoi puis-je vous rendre service ?
— Nous avons un ami en commun. J’ai besoin de votre concours pour le sortir d’un très mauvais pas. Et le plus tôt sera le mieux.
— Un ami ?
— Sans-nom, l’auriez-vous déjà effacé de votre mémoire ? Là-bas, dans la clairière près du village d’Oquat, vous lui avez porté assistance. En votre compagnie, il a gagné Galadorm. A présent, il a besoin qu’on le soustraie à la vigilance du Premier clan. Il est arrivé hier à Esorit sous bonne escorte. Aidez-moi à pénétrer dans la Commanderie ! Aidez-moi à le libérer !
 
Les yeux brillants, elle parla d’un trait. Ses mains se tordaient. « Comme elle est belle, songea le petit homme. Pour peu, je pourrais en tomber follement amoureux ». Cette pensée l’amusa, lui qui ne pouvait aimer, du moins comme les humains se targuait d’en éprouver les frémissements. Enfin, Sans-nom donnait signe de vie. Depuis son arrivée à la foire, il espérait la venue du Prédestiné. Ardevaingt réfléchit à toute allure.
— En effet, j’ai l’honneur d’être un bon compagnon de ce garçon. Je l’aime bien, croyez-moi. Et je le reconnais bien là. Il n’a pas son pareil pour se fourrer dans les pires pétrins mais j’ignorais son talent quant au choix de ses ambassadrices. Ainsi, vous affirmez qu’il est ici, à Esorit. Racontez-moi cela en commençant par le début !
A cet instant, une fringante servante déposa sur la table des brocs gorgés de mousse. Sigismond lui décocha une œillade enflammée. Puis il s’abreuva en couvant d’un regard charmeur la visiteuse. Cette dernière dédaigna la boisson. Elle lui décrivit les évènements intervenus dans la cité des Miroirs. Elle lui fit part de ses craintes et du plan qui avait germé en elle. Profiter du passage à la Commanderie d’Esorit pour le ravir à ses geôliers. Elle pressentait qu’il courait un terrible danger. Sigismond l’écouta attentivement sans l’interrompre une seule fois. Il connaissait déjà certains détails par les rumeurs qu’il avait recueillies et se forgea rapidement une opinion. De plus, cette requête concordait admirablement avec ses propres objectifs.
— Parfait, acquiesça-t-il en saisissant la seconde chope qu’il maintint un instant à hauteur des yeux avant d’y plonger les lèvres avec gourmandise. Jeune fille, où êtes-vous installée ?
— A l’auberge de l’Oie-Qui-Dort, dans le quartier des Tisserands.
— Excellent, je connais Gallum. C’est un homme discret. Vous allez rentrer à l’auberge et vous m’y attendrez. Le temps de m’informer plus avant.
Puis il poursuivit en baissant la voix : « Peut-on connaître vos intentions, une fois notre ami libéré ? »
— Nous gagnerons les Thielvériles, répondit-elle évasivement.
Le Ser Ardevaingt la regarda d’un drôle d’air. Comme le Destin lui facilitait la tâche, c’en était affligeant. S’il s’était écouté, il aurait déposé sur les adorables joues cuivrées un bécot dépourvu de toute innocence. Sans laisser entrevoir sa jubilation, il poursuivit sur un ton interrogateur : « Il me semble que le garçon se rendait à Hyenl. Mais, peut-être a-t-il changé d’avis après tant de mésaventures. »
- Il me suivra, confirma énergiquement Lorelanne, le fixant droit dans les yeux.
« Alors ça, je n’en doute pas, songea-t-il avec une pensée désolée pour Sans-nom. La belle ne s’en laissera pas si facilement conter. »
 
Le lendemain matin, le Troisième de Kolma, le petit homme au nez pointu rencontra de nombreuses personnes sur les quais et dans les entrepôts qui fournissaient en vivres et boissons l’intendance de la Commanderie. Ensuite il parcourut les allées de la foire des Grands Calmes. Il récolta, ici et là, une foule de ragots des plus édifiants. Vers la mi-journée, il gagna la Commanderie. Comme Lorelanne précédemment, il inspecta les abords de la massive construction dont les portes restèrent obstinément closes. Des silhouettes, nombreuses, se devinaient sur les chemins de ronde. Il se dissimula à la hâte pour échapper à une patrouille qui inspectait les collines boisées à l’arrière des murs. Enfin il se rendit en ville auprès de la fille des Brumes. Elle l’attendait avec impatience dans la grande salle décorée de poutres et de boiseries laquées, pratiquement vide en cette fin d’après-midi. Elle l’assaillit de questions pendant qu’il se restaurait d’une fricassée de volaille et d’un petit-gris des coteaux de la rive est. Ils convinrent de plusieurs dispositions puis le Shumiet retourna à la foire s’adonner avec délectation à ces passe-temps favoris : le jeu et l’ivresse.
Le lendemain soir, le Ser Ardevaingt emprunta le chemin de la Commanderie alors que l’horizon, au-delà des collines, s’éclairaient des feux de la foire. Le petit homme gagna le chantier d’abattage désert qui s’étendait jusqu’à la muraille. Il se glissa parmi les troncs et les tas de branches entreposés dans un grand désordre. Dans l’obscurité grandissante, il n’y avait guère de chance qu’il soit aperçu d’éventuelles sentinelles. Avec obstination, il rechercha l’endroit où s’élevait un enchevêtrement suffisant de chênes, d’ormeaux et de noyers principalement, abattus, certains mis à nus de leurs branchages, qui attendaient la venue des scieurs de bois. L’amoncellement de futs affleurait les hourds sinistres et aveugles. Alors, satisfait, le petit homme s’assit, le dos à la muraille. Il posa la tête sur les genoux repliés. Puis il ne bougea plus d’un iota. Enfin sa poitrine cessa de battre.
Alors une brise légère s’éleva jusqu’au chemin empierré où veillaient les gardes. Elle glissa le long des créneaux puis s’engouffra dans une tour et dévala l’escalier en colimaçon sans rencontrer âme qui vive. Le vent capricieux souleva tentures et rideaux de cuir, se faufila dans les salles, les réserves, les cuisines et les chambres, utilisa le moindre interstice pour explorer chaque recoin de la Commanderie. Il souleva des grognements excédés chez les Hommes Gris et des cris suraigus, effrayés, de la part des Mères aux visages scarifiés. Il prit un malin plaisir à semer un désordre improbable en des lieux qui n’avaient jamais connu le moindre zéphire. Dans une minuscule cellule tendue de voiles cramoisies, il découvrit une femme assise sur le bord d’un lit étroit au coffrage de noyer. La Matriarche Eliléa Glashahadi parcourait un ouvrage recouvert de cuir vert en marmonnant à voix basse. Soudain l’intrus s’aperçut qu’elle pleurait, le visage animé d’affreuses convulsions. Il s’échappa sans s’attarder davantage.
 
Un certain temps fut nécessaire pour visiter l’intégralité de l’imposant édifice. Pour s’élever jusqu’à la charpente en bois, jouer dans l’entrelacement complexe de croix en chêne du beffroi qui abritait l’énorme cloche du ban, puis pour se glisser dans les soubassements humides et infestés de rongeurs, depuis longtemps délaissés. Au troisième étage, il débusqua le prisonnier, allongé sur sa couche, apathique, en tenue princière. Le doux courant d’air effleura la nuque du rêveur, souleva des mèches et chercha à communiquer avec lui mais sans succès. Il inspectait la porte et son verrou lorsque quatre Gris, armés jusqu’aux dents, approchèrent dans des cliquetis d’acier. Les varts tirèrent leur hôte de sa chambre. Ils l’emportèrent manu militari dans une grande salle décorée pour l’occasion. Curieux, le vent se nicha au sein de l’obscurité des voutes. Il observa l’arrivée de la Matriarche et reconnut, effaré, la femme qu’il avait vue se lamenter quelques instants plutôt dans une cellule austère. Puis il suivit l’empoignade entre son ami et Eliléa, l’intervention miraculeuse du Néogrine et l’étrange revirement de la Femme Grise qui célébra haut et fort la légitimité d’Eliathan. Sur ses entrefaites, Sans-nom regagna la chambre sous la surveillance des Matriarches. Le vent, lui, resta sur place. L’austère Shaïa excitait sa curiosité. Son comportement emporté, insensé, le troublait au point de faire naitre en lui une urgence. Il soupçonnait une malveillance. Elle le guida jusqu’à l’armurerie où il assista à la désignation des Assassils par le Mystic Alory Amidiel. Lorsqu’il regagna la basse-cour pavée, la nuit s’installait confortablement, paisible et moite. Une vraie nuit de Kolma, sous un voile étoilé à l’infini.
 
Un peu plus tard, le ser Ardevaingt entrait précipitamment dans l’auberge de l’Oie-Qui-Dort. Il prit à peine le temps de s’éponger le front. A l’étage, il frappa au huis et attendit, impatient, que Lorelanne lui ouvre. Elle ouvrit de grands yeux en constatant son désordre. Ahanant comme une forge, il lui fit signe de s’assoir sur l’unique chaise de la pièce avant de tomber à la renverse sur le lit.
— Si vous voulez aider le garçon, il n’y a pas une minute à perdre. Il est bien retenu à la Commanderie. Mais plus pour très longtemps. Un sinistre forfait s’y prépare. Je dirai même que, sous peu, notre ami aura de graves ennuis.
Lorelanne attrapa l’arc court, revêtit le manteau à large capuchon.
— Je vous suis, dit-elle d’une voix ferme, presque hargneuse. Malheur à celui qui osera porter la main sur lui.
Sigismond lui jeta un regard admiratif. Ils se glissèrent dans la nuit profonde, empruntèrent des voies peu fréquentées, traversèrent la cité assoupie. Sigismond marchait devant d’un pas souple, l’œil aux aguets. Lorelanne se maintenait à sa hauteur avec un peu de peine. Le corset, porteur de plusieurs fins couteaux de lancer, lui bloquait la respiration. Ils se retrouvèrent à l’arrière de la Commanderie dans le fouillis du chantier d’abattage. Les remparts paraissaient inexplicablement déserts. Ce qui renforça leurs craintes. Le petit homme se faufila dans le fouillis de troncs et de branchages.
— Pouvez-vous grimper cet enchevêtrement jusqu’aux coursives sans tomber ? C’est hélas le seul moyen que j’ai à vous proposer pour pénétrer à l’intérieur.
Sans répondre, la fille des Brumes détacha la boucle de son manteau. Puis elle entreprit l’escalade, les yeux rivés sur le chemin de ronde. Le petit homme surveilla l’ascension jusqu’à ce qu’elle se fonde avec les ténèbres du mur. Ensuite il s’installa au sol, jambes croisées, et s’assoupit. Du moins en apparence. Lorsque l’adolescente atteignit le haut de la muraille, elle enjamba l’énorme moellon. Alors elle sentit contre la joue comme un souffle de vent tiède. Puis elle bondit sur le chemin de ronde. Dans la basse-cour en contrebas, nulle présence humaine. L’inquiétude grandit en elle.
  
La fille des Brumes gagna la cour intérieure. Un Sort Silencieux l’enveloppait. Le moindre heurt immédiatement étouffé dans l’œuf. Mélina des Pierres-Vives aurait été fière d’elle. Elle maîtrisait avec une facilité déconcertante les Arts Mineurs enseignés par la Shashane. Le petit homme au nez en pointe ne mentait pas. Les Hommes Gris étaient consignés dans les dortoirs collectifs. Leurs auras brillaient faiblement. A l’avant du bâtiment, des cellules vides sauf celles du premier étage. Là, se recueillaient les Matriarches.
Courbée en deux, Lorelanne traversa l’espace pavé qui la séparait de l’escalier monumental donnant sur le rez-de-chaussée. L’obscurité ne la gênait en rien. Elle s’y déplaçait avec une aisance acquise dans les Lisières. Elle grimpa lestement la volée de marches hautes puis se glissa à l’intérieur du hall étroit. Des râteliers en bois sombre dissimulaient la plus grande partie des murs. Un silence sépulcral régnait au sein de la pénombre, à peine battue en brèche par une lanterne perchée au bout d’une applique. Lorelanne retint son souffle. Les deux salles mitoyennes qui s’ouvraient sur sa droite semblaient désertes. Elle s’avança en longeant le mur d’armes blanches. Piques et lances courtes, épées et sabres, haches et arcs sommeillaient là dans l’attente d’un futur combat. Des boucliers ronds pendaient hors de portée. Devant elle, un escalier bordé de panneaux ajourés conduisait aux étages. Délaissant le couloir qui s’enfonçait en direction des quartiers des varts, elle choisit l’escalier.
Eclairée par des globes à feu, une galerie aux murs recouverts de marqueteries, abritait les portes closes derrière lesquelles s’étaient retirées les Mères des Clans. La jeune fille hésitait à traverser le palier pour poursuivre l’ascension. Le silence s’imposait, empli d’une menace qu’elle ne parvenait pas à identifier. D’invisibles présences se mouvaient quelque part entre elle et le garçon. Elle pressa le pas. Parvenue enfin au troisième palier, son cœur battait la chamade. La galerie ne comptait que six portes closes disposées en quinconces. Des globes à feu étaient enchâssés dans la pierre au-dessus de chaque porte. L’une d’entre elles, la plus éloignée, s’ouvrit lentement. La jeune fille recula, descendit une marche afin de s’abriter dans l’encoignure. Sans-nom parut. Il tenait le havresac de la main gauche. Il s’avança lentement dans sa direction. Surgissant d’une des cellules, une ombre se dressa devant lui. L’Homme Gris portait un Shagor. Il brandit un long poignard, large de lame, dont il frappa l’adolescent médusé.
 
Sans-nom connut un instant de panique. Dans un geste instinctif de défense, il brandit le sac aux lanières de cuir devant son visage. La lame s’y ficha puis le meurtrier du Premier clan sursauta violemment, battit l’air avec les bras et s’effondra sur le plancher. Une hampe et ses empennes vibraient entre les épaules du Gris.
Bondissant de nulle part, l’inconnue lui attrapa la main. Elle l’entraina à sa suite vers l’escalier. Dans une sorte de rêve éveillé, Sans-nom respira son parfum. Alors naquit la certitude qu’il survivrait à cette nuit. Arrivée à hauteur du second palier, la fille des Brumes se tourna vers lui et posa un doigt fin sur ses lèvres. Il acquiesça, subjugué. Elle le quitta. Il ressentit comme une incommensurable perte. Elle était venue le sauver, lui, dans cette nasse infernale. Lorsqu’elle réapparut, elle le dévisagea d’un regard amusé : « Restez près de moi, Maître-dragon ! L’assassil n’est pas seul. »
Puis elle se coula vers l’escalier qui menait au premier étage, évitant les flaques de lumière des globes. Brusquement, Lorelanne se figea. Sans-nom manqua la heurter. Délicatement, l’archère retira une courte flèche du carquois qu’elle portait lacé sur la cuisse droite, puis une seconde qu’elle déposa près de la première. Sans-nom l’observait avec intérêt. Les gestes précis, l’attitude concentrée à l’extrême. A chacune, elle ôta le capuchon qui en couvrait la pointe empoisonnée puis elle encocha une flèche sur la corde de son arc, ridiculement petit et courbé à l’extrême. Elle fixait le sommet des marches. Sans-nom retint son souffle. L’assassil prit pied sur le palier. L’arc frémit. La flèche le cueillit avant même qu’il les aperçut. Une ombre jaillit par-dessus le corps, dévia dans leur direction. Mais déjà un second trait mortel filait à sa rencontre. Implacable, la Miséricordieuse l’empêcha d’accomplir son funeste dessein.
Sans se retourner, Lorelanne entraina Sans-nom en enjambant les corps figés par le poison. Ils parvinrent à rejoindre le hall de l’entrée. Sans-nom avait la tête qui lui tournait un peu. Sa compagne le lâcha pour gagner la porte à double battant. Elle cherchait à s’assurer que la cour était toujours déserte. Comme elle passait devant la première salle, une ombre la ceintura par derrière. Elle rua et balança son corps et ses bras mais l’Homme Gris possédait une force redoutable. Il gronda de mécontentement en resserrant l’emprise. Sans-nom se précipita au secours de la belle. Seulement l’assassil le surveillait du coin de l’œil. Il lui décocha un coup de botte qui projeta le garçon contre un râtelier, à moitié assommé, et provoqua un tumulte assourdissant. La poitrine broyée, la malheureuse suffoquait ; des larmes de frustration lui montèrent aux yeux. Puis elle sentit la douce caresse amicale glisser sur sa gorge comme un baiser innocent. Dans un semi-brouillard, elle surprit les armes qui paraient le mur opposé se soulever dans les airs et s’abattre, une à une, sur eux. Sous l’effet de la surprise, son agresseur desserra un temps la prise. Maladroitement, il chercha à éviter les fers. La Lhat profita de l’occasion pour échapper à l’étreinte. L’instant suivant, elle frappait le géant à la gorge avec l’un de ses couteaux de jet. Le sang jaillit. Les yeux exorbités, le vart étreignit la plaie sous son capuchon. Il tomba à genou devant son bourreau qui frappa une seconde fois, puis une troisième. Impitoyable. Lorelanne courut jusqu’à Sans-nom. Il se tenait le dos, le regard fixé sur l’Homme Gris qui agonisait au sol.
— Vite, l’incita l’inconnue, impossible que les Matriarches n’aient point entendu ce tintamarre. Dans une minute, cet endroit va grouiller d’indésirables.
Ils traversèrent la cour sans chercher à dissimuler leur fuite. Il n’en était plus temps. Ils grimpaient les marches étroites de l’escalier en colimaçon lorsque le glas s’éleva derrière eux. L’alerte les força à accélérer. Lorsqu’ils débouchèrent sur le chemin de pierres, la basse-cour était envahie par des Hommes Gris portant des flambeaux, gesticulant et courant dans un désordre indescriptible. Heureusement pour eux, dans cette épouvantable pagaille, aucun ne pensa à lever la tête. Au pied de la muraille, Sigismond se précipita au-devant d’eux. Il étreignit le garçon en se félicitant d’un rire haut perché. Ensuite il adressa à la jeune fille un clin d’œil appuyé.
— Bravo, fillette. Quelle remarquable prestation ! Filons au plus vite. Si j’en crois mes oreilles, votre évasion n’est pas passée inaperçue. Sous peu, les bois grouilleront de monde. Mais ce qu’ils ignorent, précisa-t-il en pointant un index vers les murs d’où sourdait un grondement menaçant, c’est que nous possédons un avantage indéniable sur ces messieurs du Gris Royaume…
Comme les fugitifs le regardaient incertains, ses yeux pétillèrent de malice. Puis, se désignant des deux mains, le petit Shumiet s’exclama avec humour : « Mais moi, voyons. Evidemment. Jamais personne ne réussira à capturer le Ser Sigismond Ardevaingt, je vous le certifie. »
Se fondant alors dans la forêt, le trio pressa le pas vers la foire des Grands Calmes.
 
Chapitre six : La bataille de la foire.

 Etonnamment, des voiles diaphanes, de teintes ocre et jaune, dissimulaient les planches en bois mal dégrossies. Des tapis épais couvraient le sol en terre battue. Il se dégageait de l’endroit une atmosphère de paix comme un havre au cœur du chaos de la foire des Grands Calmes. On y accédait par un réseau de couloirs étroits, de passerelles branlantes et de panneaux pivotants. Les bras en croix, Sans-nom reposait sur la couche, entouré d’arachnéens tissages soyeux. Assise sur un siège de toile, la fille des Brumes examinait les lieux, suspicieuse. Des effluves légers s’échappaient d’un encensoir, posé sur un trépied en fer forgé. Des coffres à pied, ventrus, meublaient l’espace en compagnie d’un somptueux pupitre sur lequel reposait un lourd ouvrage dont la reliure en bois était recouverte d’une étoffe vert amande. Les flacons et les pichets à demi vides qui encombraient une petite table ronde laissait supposer que le Ser Ardevaingt s’adonnait plaisamment à la boisson. D’un œil amusé, la fille des Brumes releva également la présence suspecte de vêtements féminins sur un banc, aux côtés de flacons de parfums et de pots en grés d’onguents, de crèmes et de poudres. Apparemment, le shumiet prenait soin de sa petite personne, comme en témoignaient un nombre impressionnant de vêtements richement parés et soigneusement pliés et ordonnés, posés sur la tablette d’un coffre bas.
Sigismond entra, le sourire aux lèvres. Il secoua sa chevelure blonde et ondulée, puis poussa un soupir d’aise. Il apportait un paquet de vêtements qu’il déposa près du Tisseur.
— Cela fera l’affaire, mon gars. J’espère qu’ils ne sont pas trop grands. Difficile de juger en ton absence et trop peu de temps pour vérifier. Mais je connais une ribaude dont le fils a à peu près ta stature. Elle me doit quelques services.
A son entrée, Sans-nom se redressa sur un coude : « Merci, Sigismond ! ». Il se dévêtit rapidement pour échanger la tenue des lippys avec un pantalon court, lacé au mollet, et une chemise de toile saumon à large col. Il enfila ensuite un solide pourpoint ajusté. Sigismond observait avec curiosité le médaillon qui pendait sur l’étroite poitrine glabre. La fille des Brumes, elle, détourna les yeux avec pudeur. 
— Il ne reste plus qu’à espérer que les Matriarches nous laisseront tranquilles jusqu’à l’aube, poursuivit le Ser Ardevaingt. Nous n’en avons pas fini leurs porte-lames. Plus vite nous quitterons Esorit, plutôt nous serons en sécurité !
Après quoi, il adressa un sourire charmeur à la visiteuse. Le petit homme affable lui mettait les nerfs à vif. Sans-nom confirma les dires de leur hôte : Echapper aux Hommes Gris ne serait pas une mince affaire, surtout après cette nuit tragique. Il s’étira en pleine cogitation, les yeux mis clos.
— En effet, elles n’en resteront pas là, je vous l’assure. Eliléa Glashahadi désire ma mort. Honnêtement, je ne sais pas pourquoi. Elle agit comme si j’étais leur ennemi juré. Et je connais bien les Gris, ils ne mettront pas longtemps à pister notre trace. Cette fois, pourtant, je ne leur permettrai pas de m’approcher. Grâce au Gasthil, je peux aisément me soustraire à leur attention même si l’Onirie m’est encore interdite à cause de l’Ellagone qui coule dans mes veines. Du moins je le crois, reprit-il sur un ton moins convaincant.
— Voilà qui nous rassure.
Sigismond réfléchit un instant puis ses yeux brillèrent d’une lueur dangereuse.
— De mon côté, je vais leur jouer un petit tour qu’elles ne risquent pas d’oublier de sitôt. J’ai quelques préparatifs à effectuer en ce sens, faites-moi confiance. Il reste à peine trois heures avant l’aube. Ensuite nous quitterons la foire avec le premier charroi. Décidément, cette histoire risque de me coûter une petite fortune. Mais quel plaisir de te revoir vivant, jeune homme.
Il ramassa les nippes délaissées par son jeune compagnon, les roula en boule sous le bras. A l’allusion des dépenses occasionnées, Sans-nom attrapa le havresac. Il en sortit une poignée de feuilles de chêne argenté. Il y avait là une petite fortune qu’il tendit à Sigismond.
— Il m’en reste quelques-unes, tissées avant mon départ de Galadorm. Règle nos frais avec. Je te dois ma liberté et certainement la vie. Si vous n’étiez pas venus à mon secours, les assassils m’auraient occis à l’heure qu’il est.
Le Shumiet examina de près les feuilles de forme lobée. Il soupesa l’une d’entre elles d’une moue approbatrice puis la porta à sa bouche pour y mordre avec circonspection. Le tissage résista. L’ouvrage possédait une finesse incomparable. Il les glissa dans une poche ventrale sous sa veste colorée. Son sourire s’élargit alors qu’il tapotait le tissu.
— Mon prince, quelle largesse ! J’aurai dû deviner que tu y étais pour quelque chose, hein ! Il va falloir que nous causions plus longuement dès que nous nous serons sortis de ce mauvais pas. Nous pourrions faire affaire, toi et moi. – Il allait quitter la pièce lorsqu’il se retourna en affichant un petit air malicieux. - Soyez sages, les enfants – Il ricana en voyant la fureur envahir le visage de la Damoiselle. – et, n’oubliez pas, jusqu’à mon retour, les Mères doivent ignorer notre position. La foire n’est pas un refuge aussi sûr qu’elle le parait. Pour ma part, je vais m’efforcer de brouiller un peu plus les cartes.
 
Il sortit sur ces paroles énigmatiques. Sans-nom et Lorelanne se regardèrent intrigués. Le garçon retomba lourdement sur les fourrures soyeuses, les yeux grands ouverts, intimidé. La fille des Brumes s’assit près de lui.
— Merci pour votre aide, murmura-t-il en tournant vers elle des yeux piquetés d’étoiles. A Galadorm, déjà, vous êtes intervenue pour empêcher les Gorgys de m’atteindre. Vous me suiviez, n’est-ce pas ? pourquoi cela ?
— Vous m’intéressez, Maitre-dragon. Vous m’intéressez énormément.
Une ombre glissa sur le visage de la Damoiselle. Furtive. Elle réalisa soudain que cet étrange garçon ne l’avait pas associé à l’épisode de la clairière. En une fraction d’éternité, elle décida de l’enfuir le plus profondément en elle, avec la honte ressentie alors. Sans-nom rougit. Son regard flancha.
— Parlez-moi de vous, susurra Lorelanne, dans un souffle chaud qui enflamma son imagination.
Une main innocente s’approcha de la toison brune et rebelle du garçon et lissa une mèche. Il inspira ce parfum si particulier, captivant, qu’il adorait déjà. Il ne s’était jamais senti aussi heureux ni aussi perdu qu’à cet instant. Tout naturellement, il conta son enfance. Là-bas, au cœur de l’océan, entre les murs d’albâtre de la blanche Yrathiel, les folles escapades loin du quartier des Tisseurs d’Ether, les rêveries partagées avec Tyrson, les merveilles interdites qu’il concoctait en secret. Lorelanne ouvrait de grands yeux étonnés. Elle acceptait avec difficultés ce qu’elle entendait, elle qui, pourtant, vivait au sein du mystérieux pays des Brumes. Puis Sans-nom décrivit sa fuite, chevauchant le moëton, ensuite les cycles de bonheur au sein de la verdoyante Forêt de Brye. Se succédèrent le Gasthil et le nain Sol’Déorm, la Dame de la Ronde des Arbres et ses amis Sil’Léal, Tibelvan et ceux du Peuple Gris, Elie, Yvan et Lido. Parfois il se recueillait en silence auprès de certains souvenirs, goutant la caresse des doigts fins dans ses cheveux. Impatiente, l’inspiratrice soufflait sur les braises. Alors il reprenait le récit là où il l’avait délaissé. Sans-nom se confiait sans calculs.
Cette innocence déconcertait la jeune fille habituée aux rodomontades de ses frères et de ses cousins. Si elle avait dépensé tant d’énergie à le sauver des griffes de la Matriarche, ce n’était d’abord que pour concrétiser la promesse du Vieil Homme de la Montagne. Deux destins convergeant, s’entrelaçant afin de bouleverser les Equilibres. La fille des Brumes avait passé son séjour dans la cité des miroirs à glaner des informations au sujet du Maître-dragon. La ferveur que son nom soulevait autour d’elle confirma très vite la certitude que Sans-nom ferait un choix fort acceptable. Il lui suffirait ensuite de le modeler à sa convenance. Une simple formalité. Toutefois elle découvrait à travers les propos de l’adolescent un être insoupçonné qui éveillait en elle des sentiments différents, plus profonds, plus sincères, plus puissants. Lorelanne se risqua même à lui révéler une partie - très succincte certes - de son propre périple hors des Brumes. Pour eux, le temps s’écoula avec une rapidité déconcertante.
Des liens indissolubles se tissèrent dans l’intimité de ce drôle d’endroit. Oubliée la menace des Mères tapies dans la Commanderie, à deux pas de la Foire, oubliées les souffrances endurées et la précarité de leurs existences suspendues aux exigences du Destin.
 
Nous étions réunis pour la première fois, grâce en soit rendue aux Inconstants. J’imaginais alors confusément qu’il ne pouvait en être autrement, qu’il y avait une raison à cette rencontre. Depuis je sais que je pressentais seulement une part de la vérité. Que nos existences en seraient chamboulées à jamais au risque de se perdre l’une l’autre.
 
Lorsque le Ser Ardevaingt revint, il les trouva ainsi côte à côte, se murmurant une ode voluptueuse. Devant un si charmant tableau, il manqua d’éclater de rire mais parvint à se retenir à temps. Il frappa sèchement dans les mains. Lorelanne jaillit de la couche en lui décochant un regard assassin.
— Tout est en place, assura-t-il d’un petit air suffisant. A présent, il est temps de se rappeler au bon souvenir de notre Matriarche bienaimée.
Devant leurs mines étonnées, il expliqua en détails le plan qu’il comptait appliquer. Quand il eut terminé d’exposer le stratagème imaginé, Sans-nom hésita, cherchant une esquive à la stratégie belliqueuse du Ser Ardevaingt. Puis l’image de la Shaïa du Premier clan s’imposa à lui. Malgré la conviction qu’ils s’apprêtaient à déchaîner une véritable tempête, Eliléa Glashahadi méritait bien une petite leçon.
— Sois un rien provocateur, suggéra Sigismond en remplissant un sac en cuir d’effets personnels qu’il ramassait ici et là. La colère n’est pas bonne conseillère. Elle les empêchera de soupçonner notre embrouille.
A l’orée de son esprit, les tâtonnements qui n’avaient guère cessé depuis qu’ils avaient pénétré dans l’enceinte de la foire, se renforcèrent brusquement jusqu’à l’abasourdir. Les Mères du Premier clan exultaient de le débusquer enfin. Il grimaça en baissant les défenses érigées. Puis il s’adressa à elles avec toute l’arrogance dont il se sentait capable. Le Porteur d’espoirs oublia qu’il s’exprimait à voix haute sous les regards incrédules de ses compagnons.
— Mères, Eliathan s’adresse à vous à travers l’Onirie ! Vos dogues ont tenté de m’occire sans succès. Je vous considère responsables de leurs trépas. Venez à moi si vous l’osez, je vous attends. Seulement n’espérez aucune indulgence. Vous répondrez de vos mensonges devant le Peuple Gris. Tremblez, Eliléa Glashahadi, car je n’aurai de cesse de m’opposer à vos sombres manigances. Les Dieux m’ont choisi ! Nul ne peut s’opposer à ce qui sera accompli !
 
L’absence le foudroya. Un silence insupportable, annonciateur d’orage. Les Mères du Premier clan s’étaient retirées, non sans laisser percevoir une déferlante de peur. Lorsqu’il rouvrit les yeux, le garçon découvrit Lorelanne et Sigismond qui le contemplaient stupéfaits. Le Ser Ardevaingt le complimenta, radieux. La fille des Brumes se montra plus circonspecte. Qu’importe le mal était fait ! Son sac sur l’épaule, le Shumiet sortit en lançant : « Prenez vos affaires. Après un tel réquisitoire, plus vite nous quitterons la foire et moins nous n’aurons de chance d’y croiser les bras vengeurs des Mères Grises. »
A l’entrée de la foire, ils trouvèrent une caravane autour de laquelle s’agitaient des maquignons vêtus simplement de tuniques et de culottes bouffantes pastelles. Sigismond grimpa à l’arrière d’une longue charrette, tirée par deux liots communs, qui transportait des barriques cerclées de fers, marquées de croix vertes. Il s’installa, les bottes sur le marchepied arrière. Quelques instants plus tard, le convoi s’ébranlait en direction de la cité fluviale. Dans un épais cocon de brume, l’aube pointait avec peine. Lorelanne se pressa contre Sans-nom. Sa main se glissa dans la sienne sans un regard échangé.
Le convoi les conduisit jusqu’au port. Des journaliers déchargeaient les barges surchargées dans une pagaille bon enfant. Guidés par le Shumiet, les adolescents s’éloignèrent jusqu’aux fermes d’élevage. Alors qu’ils quittaient Esorit, de minces colonnes de fumées s’élevèrent du côté de la foire des Grands Calmes, annonciatrices de nouvelles calamités.
 
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Une effervescence inhabituelle bouleversait la quiétude de la Commanderie. Un premier convoi avait déjà pris la route, emportant les shaïas et leurs lippys dans un long voyage à travers l’immensité des Champs d’Urs. Les Hommes Gris fuyaient le démon aux traits d’enfant pour ne pas perdre leur âme. Qu’ensuite ce scélérat ose les suivre !
Il ne restait dans la Commanderie qu’une petite troupe hérissée d’acier. Quatre-vingt-quinze guerriers, montés sur des destriers caparaçonnés aux couleurs du Premier clan. Silencieux, immobiles, terriblement effrayants. Les larges ventaux étaient ouverts sur la voie menant à la cité fluviale qui brillait comme un sou neuf sous les assauts de l’astre du jour. Auprès de la voiture oblongue, frappée des armes du Pourfendeur, la Shaïa Eliléa Glashahadi contemplait ses Hommes Gris avec une fierté évidente. Certes elle jouait de malchance. Toutefois elle n’était pas femme à se morfondre. Elle possédait à sa disposition une arme formidable – les Protecteurs du Premier clan – et comptait bien s’en servir. Près d’elle, Alory Amidiel faisait piètre figure. Sa beauté arrogante ternie sous un teint blafard, les yeux cernés, le regard fiévreux. Il revêtait l’armure brillante, la longue khanna barrant son dos d’acier, la visière de son casque relevée sur le front. Eliléa s’adressa à lui d’un ton ferme, méprisante envers les tourments qui agitaient le Mystic.
— Ce sera lui ou nous, Alory. Ne t’y trompe pas ! Débusque l’imposteur et tue-le. Prouve-moi ton dévouement et ta vaillance.
La voix rêche se voilait d’une rage contenue. Elle posa une main fine sur le gantelet gravé et insista : « Haro à la bête immonde ! Pour les Gris ! Pour moi ! Que le sang impur soit justement versé. Souviens-toi, il ne doit pas atteindre notre Terre. Veille à mettre un terme à cette hérésie… ou meurs comme un chien. »
Le Mystic restait obstinément la tête baissée. Les yeux d’Eliléa brillèrent étrangement. Sa main effleura le front perlé de sueur. Le Mystic sursauta. Brusquement il se redressa. La suggestion s’incrustait dans son esprit désorienté. Criminelle, elle balayait la fragile flamme de raison qui y brulait encore. La Matriarche Glashahadi s’enfonça dans l’ombre de l’habitacle, un léger sourire aux lèvres. Ce serviteur zélé avait besoin d’un petit coup de pouce. A présent, elle ne doutait pas qu’il accomplisse la mission pour laquelle elle le préparait depuis plusieurs saisons. Alory Amidiel observa d’un œil atone la voiture franchir la porte en compagnie d’autres véhicules, escortés par seulement quatre Protecteurs dont l’indocile Gilendir Amondi. Eliléa insistait pour que ce dernier l’accompagne à Aléaléam.
Le Mystic ruminait une rancœur funeste. A lui le sang et les larmes, la haine et la mort. Ses dents crissèrent tant il serrait les mâchoires pour ne pas hurler de frustration. Le sort tragique des assassils le bouleversait profondément. Et dire qu’il plaignait le rejeton d’Yr’At’Thiel ! Insidieuse, la suggestion gommait peu à peu les derniers doutes. Elle réclamait le prix du sang haut et fort. Le Mystic prit la tête de la colonne d’acier et quitta, droit comme un I, l’imposante bâtisse des Gris. A la fourche, les cavaliers s’élancèrent au galop vers la foire des Grands Calmes dont la rumeur lointaine courait par-delà les collines.
 
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Ashiméol se satisfaisait de son sort. De l’aube au crépuscule, il veillait à l’entrée de la foire, assis à l’ombre de l’appentis qui jouxtait la cahute au toit de chaume. Depuis quatre saisons, il percevait l’octroi pour le compte du baron Atéïas. Les granges qui bordaient la voie regorgeaient des prélèvements en nature effectués à chaque nouvelle arrivée. Les conflits étaient extrêmement rares car la sinistre réputation du maître d’Avranches amadouait jusqu’aux plus virulents. Ce brave homme se plaisait à penser, un jour prochain, acheter une petite ferme dans le Glennois. Seulement, ce matin-là, sa vie bascula d’un coup lorsqu’approchèrent les guerriers du Peuple Gris. Précipitamment, l’homme au long corps maigre se réfugia dans l’unique pièce du logis. Il les regarda défiler devant lui avec un mauvais pressentiment. Les géants en armures étincelantes franchirent le muret de deux pieds qui délimitait symboliquement l’immense campement de toiles et de baraquements. Inquiet, Ashiméol observa les Hommes Gris mettre pieds à terre dans un ensemble parfait. Ensuite ils se dispersèrent par petits groupes sous le regard étonné des journaliers, des marchands et des voyageurs. Puis, aux premières lueurs de l’incendie, alors qu’une foule compacte fuyait la foire, Ashiméol s’élança à grandes enjambées vers la cité.