L'enfant perdu.
Livret 3 : Galadorm.
Chapitre 13 : Le Maitre-dragon. (2)
La dextre de la Shaïa courut sur le bras nu, hésitante, avant de l’étreindre fortement. Une terrible vision alors déchira l’âme du guerrier. Penché au-dessus de la Matriarche, l’homme maigre souriait ironiquement. Il était nu et profanait le corps de vierge avec une concupiscence abjecte. Elle sentait le souffle fortement alcoolisé et la douleur de la chair violentée, subissait son rire de lhène. Les drogues absorbées l’empêchaient de réagir mais la maintenaient suffisamment lucide. Puis la vision disparut. Les mots furent inutiles. Le Commandeur la déposa sur l’herbe rase avec douceur. Il releva du bout des doigts le pâle visage. Son regard plongea dans les yeux d’eau claire.
— La broas lhaxahe ! jura-t-il d’une voix qui ne tremblait pas. « Que ce chien crève ! »
A ce moment, le capitaine Liard et les hommes de la garde entouraient le bûcher afin d’en assurer la sécurité.
— Illyma-gio ja sigha Paha. D’eo ys ghexeoc e gahposah. (Occupe-toi de notre Mère. J’ai un travail à terminer.)
A la sécheresse du ton, Ollivers dévisagea le Commandeur bizarrement mais n’insista pas. Il tendit l’adolescente au soldat à la barbe grise puis il accueillit dans ses bras robustes la fragile petite Mère des Clans. Alors le Commandeur s’adressa au capitaine qu’il connaissait bien, le visage de cendre dépourvu de la moindre trace d’émotion.
— Tancrède est à moi !
L’Homme-Gris étreignait fort le manche de la hache. Il n’autorisait aucun désaccord. Allélian Moldis aurait tué celui qui s’opposait à sa volonté. Le vieux soldat le comprit. Il approuva, soulagé au fond de lui-même de n’avoir à s’occuper que de la sauvegarde de la jeune Lilia. Il y aurait tant à faire dans les jours à venir. A présent, ses pensées allaient aux autres membres de la famille du baron défunt, à ses amis et à ses compagnons. Le Commandeur se tourna vers la tribune seigneuriale. Il arracha la longue chemise des suppliciés et la jeta au loin avec répugnance. Son corps affichait les stigmates des tortures qu’il avait enduré dans les geôles du Palais. Puis l’Homme-Gris s’éloigna d’un pas décidé. Là-bas, le dragon Moesmihr se dressait face au siège seigneurial dans le battement saccadé de ses immenses ailes de chauve-souris, chaussées de petits orteils acérés qui, autrefois, lui permettaient de gravir les pentes abruptes des cimes enneigées des Thielvériles. A l’approche du Commandeur, le dragon vira vers le nord à grands renforts de lourds claquements d’ailes. Le baron rouge sortit de derrière la haute chaire. Son visage ingrat était cireux, son regard hagard. Se croyant hors de danger, il posa une main sur l’accotoir recouvert de velours cramoisi et respira profondément.
Le Capitaine Liard de la Garde galaraise maintenait la petite protégée entre ses bras, serrée contre la cuirasse au dragon d’argent. Il était plutôt stupéfait par la rapidité avec laquelle les évènements s’étaient retournés en leur faveur. Lorsque Moesmihr était apparu, chaque camp campait sur ses positions, sans issue probable, sinon la mort de dizaines de suppliciés.
Il ne restait plus que quelques ilots de résistance. La plupart des ruffians avaient fui ou gisaient sur l’herbe rase. Des mult-liots, caparaçonnés, trottaient, libres de cavaliers. Les tribunes seigneuriales désertées, les condamnés portés en triomphe et choyés avec chaleur et exubérance. Le capitaine leva les yeux vers le palais. Sa joie naissante s’éteignit.
Son regard erra de groupe en groupe. Sans doute espérait-il découvrir l’occasion d’éteindre la colère renaissante. Brusquement, l’officier rugit, les mâchoires crispées. Avec douceur, il confia la Damoiselle à l’Homme Gris. Puis, les yeux rivés sur un point lointain à la limite de la ville haute, le guerrier tira la courte épée à double tranchant, symbole de son appartenance à la Garde.
— Avec moi ! hurla-t-il.
Ainsi, il s’élança sans attendre vers la cité, suivi par ses gardes fidèles. Là-bas, Gullit le Taciturne affrontait Osha-Othar et sept de ses acolytes. Le Capitaine Liard de la Garde galaraise le vit se détendre et, avec une étonnante rapidité, frapper d’estoc un gorgy qui se glissait dans son dos. La lame atteignit la créature au ventre, laboura le cuir et les chairs. Shoss roula au sol en gigotant. Portant l’estocade, Gullit frappa la tête au pelage brun et lustré. L’escouade du Premier-Né ralentit, rendue prudente par ce premier coup du sort. Le soldat redressa le buste comme pour les dominer, sans aucune illusion. Gullit connaissait de réputation la sombre engeance du Mur. Résigné, le soldat laissa l’instant s’écouler. Hélas, trop rapidement.
La vague fangeuse l’environna alors que trois pas les séparaient seulement. Une erreur, un excès de confiance de la part des Rats. Par habitude, ils considéraient les humains comme des adversaires négligeables. Mal leur en prit. Pour déjouer l’emprise létale, le vétéran fonça sur eux en grondant. L’horreur lui déchira les tripes mais la vieille machine, habituée à tuer, résista juste le temps d’embrocher le plus proche des Gorgys. Juste avant que la nuit spongieuse ne le réduise à merci. Gullit s’écroula à genoux, les mains enserrant le casque rond, aux prises avec l’hideuse possession. Ce qui le sauva, sans doute, c’est qu’il n’était pas l’objectif principal d’Osha-Othar. Celui-ci désirait l’enfant perdu, toujours inconscient.
La mystérieuse inconnue s’éloigna suffisamment pour échapper à l’insistance de Sans-nom. Mais elle n’abandonna pas la traque. Le jeune garçon l’intéressait. Depuis le jour où leurs routes s’étaient croisées en de si dramatiques circonstances. A plusieurs reprises, elle s’était crue repérée, ses intentions encore trop floues pour risquer une confrontation. Au fil des jours, le jeu devint de plus en plus excitant. Un véritable défi pour la fille des Brumes. Pourquoi l’avait-elle frappé dans la clairière alors qu’il se portait à son secours ? La Lhat Lorelanne n’aurait pas supporté qu’il l’approche à demi-nue, sale et puante. Un vrai souillon. De plus, ce rustre l’avait à peine regardée. Il s’était même interposé pour l’empêcher de laisser libre cours à son juste courroux. Bien entendu, elle regrettait ce geste colérique. Du moins l’estimait-elle justifié !
A Galadorm, elle attendit d’être sûre qu’il ne quitterait pas l’auberge à l’enseigne du tonneau vert. Puis Lorelanne se rendit chez un Invisible du nom de Touloin, gras et obséquieux à souhait. Ce riche négociant commerçait régulièrement, depuis de nombreux cycles, avec le peuple des Brumes. Au nom du respectable Pasteuris Dhat Longtoin, il s’empressa de reconstituer l’essentiel de son nécessaire de voyage. A sa grande satisfaction, il réussit à lui dénicher un arc court en cornes et tendons. Une arme qu’elle affectionnait particulièrement.
Arrivée aux abords des jardins, Lorelanne se posta en retrait, à l’abri d’un bosquet. Indifférente aux tristes évènements qui se déroulaient derrière la haie de cavaliers. Seul le garçon occupait ses pensées. Elle ne voulait pas le perdre de vue. Il se nommait Sans-nom. De son avis personnel, un patronyme passablement ridicule. Pourtant elle l’avait vu, de ses propres yeux, vaincre le Négus Shéhoshar dans la clairière. Son geste de clémence envers l’odieuse créature révélait une grandeur d’âme étonnante. Une noblesse peu commune.
Des hommes encapuchonnés entouraient l’objet de son intérêt. A leur allure, Lorelanne devina des soldats. La tension augmenta brusquement. Au premier coup de tambour, une grande tristesse submergea la montagnarde. Pourquoi les hommes des baronnies se montraient-ils si cruels ? A Dhat-Avalone, dans sa chère cité, les conflits entre partis rivaux se réglaient dans l’Arène. Les Pasteuris y veillaient avec leur sagesse habituelle.
Puis, avec l’aide de l’un des mystérieux combattants, ce Sans-nom grimpa sur le socle d’une statue de marbre. De là, il dominait la foule. Contrariée, Lorelanne fronça les sourcils. Se pouvait-il qu’il apprécie ce genre de spectacle ? La Damoiselle rejeta cette idée saugrenue. Non, pas lui. Alors surgit Moesmihr. Le dragon sema la panique parmi les troupes écarlates du baron Trancrède. La Lhat n’avait d’yeux que pour le garçon. Assis jambes croisées, paumes à plat sur la poitrine, les paupières closes, le visage serein au sein de ce capharnaüm.
« Un maître-dragon, songea-t-elle avec stupeur. Il a convoqué le dragon pour aider ces malheureux. »
Ceci expliquait cela. Pourquoi le maudit Négus n’avait pas réussi à le réduire à merci. Selon d’antiques ballades, les Maîtres-dragons possédaient le pouvoir de dicter leur volonté aux mythiques créatures. Jadis ils agissaient de concert lors de fabuleuses épopées. Seul bémol, ces mêmes écrits s’accordaient tous sur un point : l’extinction de la race des Seigneurs des Airs au cours de l’Age du Mur. En particulier lors de la chute de Thiel, quelques sept cents cycles auparavant. Pourtant la fille des Brumes n’en démordait pas.
— C’est un maître-dragon, murmura-t-elle, sans se rendre compte qu’elle y glissa un soupçon d’admiration et de tendresse.
Lorsque Lorelanne aperçut Shoss, il se faufilait dans le dos du garde qui veillait sur son protégé. Avec élégance, elle écarta les pans du manteau, dévoilant une robe en velours bleu. Le temps qu’elle saisisse une flèche à la hampe peinte en noir, la lame du soldat s’abattait une seconde fois sur la face aux petits yeux rouges. Huit Rats se déployaient pour former un large demi-cercle autour de l’ultime défenseur. Ce dernier embrocha l’un d’eux avant de s’effondrer, se tenant la tête entre les mains. Les Gorgys le dépassèrent sans un regard. Dans un parfait ensemble, ils tirèrent au clair leurs stylets enduits du mortel ichor.
La Lhat pointa alors son arme. Avec calme et méthode. Elle choisit celui qui, par son tabard cramoisi recouvrant l’habituelle cuirasse en cuir, semblait être le chef du groupe. Le dard fila vers sa cible, inconsciente du danger, alors même qu’elle visait déjà un autre de ces maudits gêneurs. Le Référent marqua un hoquet de surprise lorsque la pointe d’acier pénétra sous le long museau. Une douleur brève. Puis il s’effondra, les yeux fixés sur l’enfant convoité. Un bond suffisait à l’atteindre. Sa chute sema le trouble parmi les acolytes. Ce qui permit à l’archère de poursuivre son œuvre mortifère. Deux autres gorgys s’écroulèrent, le poitrail percé de part en part, avant que les Rats ne la repèrent.
Impétueuse, la vague la submergea. Seulement elle s’y préparait depuis, déjà, un petit moment. Elle se réfugia à l’intérieur du Labyrinthe. Les miasmes s’y heurtèrent sans l’atteindre. Aucun d’entre eux n’avait les connaissances nécessaires pour l’y poursuivre. Au creux du bosquet, elle ne leur offrit à ronger qu’une écorce charnelle, droite comme un « i ». Consumés par la colère, les cinq gorgys épuisèrent de précieuses minutes à vouloir franchir le seuil du dédale. Un contre-temps suffisant pour que le capitaine Liard et sa Garde les rejoignent. Les épées voltigèrent, hachèrent menue les corps graciles. Lorelanne mit à profit cette intervention pour s’éclipser. Le garçon était sauf, entre de bonnes mains pour le moment. La fille du Pasteuris Longtoin identifia sans mal les armoiries du défunt baron Goshaque. Prestement, la Lhat quitta l’esplanade au sein de la foule repue qui regagnait la ville dans une atmosphère de liesse. Le moment voulu, elle retrouverait ce charmant Maitre-dragon. Sa quête sur le point d’être accomplie.
La peur au ventre, le Baron Rouge fuyait. Seul. Ils l’avaient tous abandonné. Les loges et les gradins se vidèrent dès l’apparition du démon ailé. Il les regarda s’égayer dans les jardins et tomber pour la plupart sous les coups de la populace. Lui ne bougea pas, l’esprit anéanti. Son rêve hégémonique brisé à l’instant de son triomphe. Les maudits Ecarlates n’étaient bons qu’à conspirer et parader dans leur bel accoutrement. Que les démons du Mur les emportent ! Le Premier-maître Maho s’était enfui sans sortir sa lame. Ce drôle n’avait pas demandé son reste. Un lâche qu’il se ferait un plaisir de châtier. Plus tard.
Tancrède tenta de retenir Osha-Othar et ses sbires auprès de lui. Au moins, avec leur soutien, le baron aurait eu une réelle chance de s’en sortir mais le Référent du Lenkras l’effleura d’immondices comme il s’agrippait à lui. Dépité plus que terrifié, il n’insista pas. A présent, il fuyait la mort grise lancée à ses trousses. Sur le moment, violenter la Shaïa Malahirava Nashiréa combla ses désirs dépravés. Maintenant le scélérat doutait de la pertinence de son acte. La mort de l’héritier, elle, avait été accidentelle. Une malencontreuse péripétie dans cette désastreuse entreprise. Paul s’était opposé à eux. Maho, ce serpent d’Ecarlate, l’avait violemment projeté contre la longue table du banquet. L’adolescent s’était fracassé le crâne en tombant. Le baron Tancrède se doutait du sort qui lui serait réservé s’il venait à tomber entre les mains de la populace. Lorsqu’il aperçut le Commandeur Allélian Moldis approcher, Tancrède prit ses jambes à son cou. La face terreuse venait pour le tuer, lui le seigneur Jude Tancrède, baron de Galadorm et d’Aïphras.
Fuir ! la cité lui était interdite ainsi que le palais. Ses pas le menèrent jusqu’aux bois sauvages qui couvraient le nord de la colline, parmi les ravines et les combes. A l’orée des arbres, le baron s’effondra, la poitrine en feu, le visage ruisselant. Ses jambes refusaient de le porter plus loin. Le Commandeur le rejoignit à cet endroit, prostré au sol.
- Pitié, seigneur Protecteur, supplia le baron en s’agrippant à la jambe du géant, râlant, le visage révulsé.
L’Homme Gris le contempla avec dégout. Il le repoussa du pied. Il tenait toujours sa lame à la main mais il lui répugnait d’en souiller le fer en expédiant cette loque humaine ad patres. Seulement Allélian Moldis avait promis à la Shaïa de laver son honneur. Se trompant sur le trouble qui transparaissait chez son bourreau, Tancrède sentit naître en lui un fol espoir. Exsudant la peur, le baron se releva à demi. Il s’essuya le visage et respira bruyamment. Sa roublardise lui offrait l’once de courage nécessaire.
— Je disparaitrai, j’oublierai Galadorm. Je vous le jure ! C’est le démon Shéhoshar qui m’a forcé à agir de la sorte. C’est à lui qu’il faut vous en prendre. Je ne suis qu’une pitoyable marionnette, victime des circonstances. Les Inconstants m’en soient témoins, le Négus a tout organisé, avec le soutien de la Mhapoaha Paha.
Allélian le fixa longuement sans rien dire. L’assurance enfla en Jude. Une fantastique volonté de vivre. Le Protecteur désigna de la pointe de son fer les tréfonds de la forêt. Il cracha, sans dissimuler davantage son dégout.
— Va ! Si tu en es encore capable ! Quitte cette terre à tout jamais.
— Oh, soyez mille fois béni, Seigneur Gris ! pleurait le pleutre. Il tenta de lui saisir la main mais Allélian Moldis le rejeta : « Va avant que je ne change d’avis, scélérat ! ».
Sur cette exhortation, le misérable s’enfuit à travers les broussailles, en ahanant comme un possédé. Quand il aborda une sente à peine tracée par quelque familier de ces bois, Jude éclata d’un rire dément. Lui n’aurait pas éprouvé la moindre miséricorde. Assuré d’être sauf, le baron s’éloigna d’un pas redevenu ferme. Au sein de son esprit fiévreux, il fomentait déjà la plus noire des vengeances.
Le Commandeur Allélian Moldis resta silencieux un long, très long moment, face au rideau boisé, l’esprit meurtri. Au bout d’une heure, la meute le rejoignit. Lors de son emprisonnement, elle était restée à proximité du Palais, espérant un appel, mais il avait toujours résisté à la tentation. Ses Loups Rouges ne méritaient pas de mourir pour des querelles d’humains. La meute comptait onze individus dont le meneur, un mâle puissant, se nommait Arth. Ce dernier trottina tranquillement jusqu’à leur familier à deux pattes. Il lui lécha la main droite. Machinalement, Allélian glissa la senestre dans l’épaisse fourrure, le regard toujours fixé sur les arbres.
Un Gris n’oublie rien. Un Gris ne pardonne pas.
D’une voix sourde, Allélian Moldis, Mystic du Clan des Eaux Dormantes, condamna le Baron Rouge, sans frémir.
— Chasse, mon bon ami, chasse et tue !
Les Loups Rouges hurlèrent brièvement de concert puis ils s’élancèrent sur les traces du seigneur de Galadorm. L’esprit apaisé, le Commandeur se détourna. Quant au baron Jude Tancrède, il fuyait parmi les ravines, déjà mort. Seulement il l’ignorait encore.
Chapitre quatorze : L’Entre-mondes.
Gwïaul cheminait sur l’étroite arche qui reliait deux ilots, au sein de l’Entre-mondes. Il bougonnait, plissant ses lourdes paupières. Une désagréable sensation s’imposait à lui depuis peu. Le gnome infiltra l’esprit étriqué des créatures qu’il croisa sur sa route, des Bruugs peureux pour la plupart, et interrogea jusqu’aux cristaux dont il foulait allégrement les facettes capricieuses. Mais sans succès.
Il rentrait à sa demeure, la besace remplie de microscopiques champignons jaunes dont il raffolait, rissolés et accompagnés de petits oignons. Il esquiva une Brillance qui s’éloigna en vague alanguie. Il s’arrêta devant une fracture de sol. Balançant les bras d’avant en arrière, il sauta dans le vide pour rejoindre l’ilot voisin, une toise plus basse. Son anxiété grandit lorsqu’il aperçut, dans le lointain, les turbulences de la Cascade. Il stoppa net devant un mur de roche.
Une forte odeur humaine imprégnait les reflets mordorés, entremêlée à un fumet plus discret, à peine détectable, qu’il n’arriva pas à identifier. Décontenancé, Gwïaul gratta sa grosse tête au front bosselé. Il ne gouttait pas la venue d’intrus sur son territoire. L’Entre-mondes était déjà bien suffisamment dangereux, surtout à proximité des Lumières. Il plissa sa large bouche, se lécha l’énorme lèvre supérieure qui masquait de petites dents pointues et renifla ostensiblement. Avec le temps, l’ermite conversait à voix haute avec lui-même. Une fâcheuse habitude qui lui permettait de tempêter tout son soul contre l’univers entier.
— Mon bon Gwïaul, – Le petit gnome haut d’une coudée à peine se considérait depuis le temps comme le gardien bienveillant de ces lieux inhospitaliers, protégeant bêtes et plantes, vagabondant à sa guise. - ce ne sont pas tes affaires. Si un homme s’est fourvoyé dans l’Entre-mondes, ce ne peut être que pour commettre de vils méfaits. Laisse-le à son triste sort, si toutefois il survit assez longtemps. Rentre plutôt préparer ces délicieuses gâteries avant qu’elles ne s’aigrissent !
Pourtant il n’en fit rien. Un peu plus loin, il faillit perdre la piste sur une nouvelle fracture. Ces derniers temps, elles étaient plus nombreuses et cela lui causait bien du tourment. Le Mwermwer serait-il de retour ? L’énorme ver n’avait plus donné signe de vie depuis qu’il avait failli l’avaler après avoir réduit son logis en miettes, une éternité auparavant. Il se faufila entre deux parois translucides. La trace infime reprenait au-delà, d’ilots en ilots, en direction de la coulée de lumière. Finalement Gwïaul découvrit les traces de ce qu’il redoutait depuis le début. Ces mystérieux voyageurs avaient croisé la route d’un des plus féroces prédateurs de l’Entre-mondes.
Sur le méplat d’une longue formation rocheuse qui dérivait lentement, il tomba sur la carcasse d’un Groll, transpercée de part en part. Un fluide purulent s’échappait de la lourde carapace, fendue en plusieurs endroits. L’odeur était nauséabonde. Une des six tarses était tranchée net à sa base. Une autre agrippait un morceau de tissu ensanglanté. Gwïaul se boucha les larges narines épatées en grimaçant. Il inspecta minutieusement les alentours, n’hésitant pas à fleurer le sol. Bien sûr, il ne fallait pas être clairvoyant pour deviner ce qu’il s’était passé en ce lieu. Sur sa droite s’élevait une concrétion miroitante de cristaux qui le dominait de plusieurs toises. Sur les parois, il releva des éraflures suspectes. Trop pour une seule créature. Habituellement, les Grolls chassaient en groupe de trois ou quatre individus.
Inquiet, il inspecta les voiles ténébreux sécrétés par l’ilot. Très vite, il releva les empreintes de pas de cinq bipèdes. L’une était si légère qu’elle aurait pu être laissée par un enfant. Cette pensée chagrina le gnome. L’Entre-mondes n’était pas un endroit à parcourir pour un Innocent. L’odeur humaine était plus forte, accentuée par la peur ou l’excitation de l’affrontement.
— Pas bon cela, pas bon du tout, grogna-t-il entre ses dents.
Le gnome tenait à sa tranquillité avant tout. Il jeta un dernier regard dans la direction prise par les intrus puis il s’éloigna à l’opposé, bien décidé à oublier cette sale affaire. Certes l’un d’entre eux était blessé, un autre devait être un enfant. Plusieurs insectoïdes les pistaient assurément en ce moment. Mais ils avaient démontré qu’ils savaient se défendre. Gwïaul avait horreur de s’immiscer dans les affaires humaines, pour ce que cela lui avait rapporté jadis. Son cœur s’assombrit à cette pensée. Afin d’éviter de croiser une nouvelle fois la route des fuyards, il fit un long détour pour rentrer chez lui. A plusieurs reprises, il plongea au sein d’un boyau envahi par une Brillance, en retenant sa respiration, et cela uniquement dans l’intention d’effacer la moindre trace de son passage.
La demeure du gnome Gwïaul se situait sur un piton de roches marbrées, à mi-chemin de la Cascade et de l’Obscurité. Si cette notion de distance pouvait avoir une réalité dans un univers en mouvement perpétuel. Une myriade de cailloux lévitait à proximité. L’ermite bondit de l’un à l’autre avec agilité puis s’insinua entre les pans lisses qui lui servaient de porche. D’une poussée d’épaule, il ouvrit la porte triangulaire qui se dessinait sur la paroi. Le logis comprenait trois salles et quelques petites réserves dans le cœur de la roche. Il était spacieux, méticuleusement entretenu, d’un confort qui n’avait rien à envier aux palais des baronnies.
A son entrée, les Pierres de Vie, enchâssées dans les murs, déversèrent une lumière chaleureuse qui révéla un mobilier cossu et raffiné. De larges dalles hexagonales couvraient le sol, aux motifs animaliers. Des bibliothèques abritaient des ouvrages disparates et anciens, des vitrines accueillaient une multitude d’objets exotiques. De lourds fauteuils en cuir trônaient ici et là, sur de ronds tapis damassés. L’ensemble disposé avec un goût certain, Gwïaul avait tout du collectionneur averti.
Le gnome gagna la pièce aménagée en cuisine, envahie par les fourneaux, les longues tables de travail et les placards en bois cirés, sertis de métal. Une pléiade d’ustensiles de cuisine pendait aux murs, rangés par nature et par taille. Des pots, des carafes et d’autres récipients proprement étiquetés remplissaient un pan entier du mur où s’ouvrait le passage vers les dépendances. En grattant les champignons avec dextérité, le gnome s’interrogeait sur sa découverte. Dans un poêlon, derrière lui, un franc morceau de beurre fondait en grésillant.
— Par la malgwfoi, ronchonna-t-il, qu’est-ce qui t’arrive mon pauvre Gwïaul ? Je te le répète, hors de question de fourrer ton nez dans des affaires humaines. Tu lui as promis autrefois, souviens-toi. Et même, tu ne peux pas les empêcher de rejoindre la Cascade.
Il se rendit dans la réserve à la recherche d’épices. La soirée fut triste à mourir malgré les efforts des Pierres de Vie pour régaler leur bienfaiteur d’envoutantes mélodies. Il dédaigna l’atelier où l’attendaient de ravissants cristaux, prêts à être dégrossis. Il n’avait guère le cœur à l’ouvrage. Il se coucha rapidement dans une petite alcôve, entre des draps de soie, sur un matelas de plumes, et s’endormit d’un bloc.
Seulement, lorsqu’il se réveilla, le nœud qui lui nouait l’estomac n’avait pas disparu. Il resta un long moment les pieds nus, assis au bord de la couche, à contempler le vide. Puis, secouant sa lourde tête, il s’exclama d’un ton rageur : « Tant pis, Sylvalencier comprendra forcément. ».
Une fois sa décision actée, il ne perdit pas de temps. Après s’être rapidement rafraichi, il s’habilla avec élégance, préférant le lourd manteau en laine qui trainait au sol à la capeline légère qu’il portait habituellement lors de ses pérégrinations. Avant de sortir, il s’admira dans un haut miroir au centre du vestibule. Musclé et large d’épaule, noueux comme un chêne, la peau sombre, presque noire de poix, il posait avec prestance dans son solide habit de cuir, clouté d’argent, au ceinturon duquel il avait glissé une courte dague. Alors, se saisissant d’un long bâton de noyer, il partit à la recherche des indésirables.
Lorsqu’Elie s’éveilla, ils poussèrent un soupir de soulagement, remerciant les Inconstants. Yvan l’avait installée sur deux manteaux. Sa tête reposait sur un troisième en boule. Elle ouvrit les yeux. Sereine. Ce fut pour les quatre compagnons comme une nouvelle aube qui se lève. Lido donna une grande claque dans le dos de Tibelvan qui sursauta ; Shana Landis s’agenouilla auprès de la petite Mère, lui saisissant une main qu’elle tint pressée entre les siennes.
— Oh, Mère, nous étions tellement inquiets.
Derrière elle, le Mystic la contemplait, sans un mot, les bras croisés contre la poitrine. Son regard était indéchiffrable mais son inquiétude aisément perceptible.
— Allons, mon enfant, ce n’est pas un petit sort de rien du tout qui emportera cette bonne vieille Elie. Crois-moi, je suis bien plus forte que j’en ai l’air.
Et elle retira sa main fine. Lentement, son visage perdit son sourire tandis qu’elle scrutait les mouvances de l’Entre-mondes. Elle se releva avec l’aide de la Femme Grise. Toutes deux s’écartèrent, silencieuses. La Shaïa Naharashi Elivashavitara inspectait les environs. Son trouble devint vite palpable. Il se transmit immanquablement aux autres membres de la compagnie qui ne la quittaient pas des yeux
— Que s’est-il passé lorsque les assassils ont attaqués ? demanda-t-elle au géant Yvan Mondolini.
— Mère, vous vous êtes évanouie. Une pluie d’encre a brouillé notre vue alors nous avons fui comme vous nous l’ordonniez. Quand nous avons atteint cette éminence qui nous offrait un avantage certain, nous avons décidé d’attendre là votre réveil. Aucun de nos poursuivants n’a donné signe de vie depuis.
Elie réfléchit quelques instants. Finalement elle les contempla.
— Je suis désolée, finit-elle par reconnaître dans un souffle. Désolée de vous avoir entrainés dans cette aventure.
— Mère, s’exclamèrent-ils sur un ton de reproche, à l’unisson.
Elle leva sa senestre pour leur intimer le silence.
— Vous ne pouvez comprendre. J’étais animée par le désir égoïste d’en connaître davantage à propos de notre Eliathan. Sans me rendre compte que cette stupide obstination nous mènerait au désastre. – Un long silence s’ensuivit. – La Liploca désirait seulement nous éliminer du jeu. Cela correspond davantage à la ligne de conduite habituelle des Matriarches. J’aurais dû le deviner. Quelle insensée je suis !
Ils s’entreregardèrent, effarés. Tibelvan qui paraissait le plus inquiet, se détacha du groupe.
— Mais alors, les Assassils ?
— Oh, ils devaient nous refouler au-delà de notre réalité. Les malheureux ! Et je leur ai réservé un sort horrible.
Manifestement, elle s’apitoyait. Tib, lui, haussa les épaules.
— C’est bien fait pour eux. Ils n’ont que ce qu’ils méritent… puis il se tut quand il aperçut les yeux embués de larmes d’Elie.
— Mère, intervint le Mystic Yvan, notre jeune compagnon a raison. Ils avaient le choix. Un Gris peut refuser le déshonneur de porter le Shagor. Comment sortirons-nous d’ici ?
Elie le fixa intensément. Ce qu’il lut en elle l’effraya. Puis elle lui répondit assez fort pour que chacun puisse entendre : « Une fois dans l’Entre-mondes, on n’en ressort pas, Mystic Mondolini. Du moins, je l’ignore. Mes sœurs savaient ce qu’elles faisaient en nous menant jusqu’à cette contrée ! »
Ils s’entreregardèrent atterrés. La Femme Grise se rapprocha du géant, sans s’en apercevoir, pour rechercher une présence réconfortante. Tibelvan éleva les mains. Il s’exclama sur un ton frisant dangereusement l’hystérie.
— Mais, Elie, il nous suffit de rebrousser chemin pour retrouver l’entrée du souterrain par lequel nous sommes venus, n’est-ce pas ?
La petite femme hocha négativement du chef. Elle leur désigna un bloc de roches luisantes : « Asseyez-vous ! ». Elle attendit qu’ils aient obtempéré puis lissa la soie de ses jambières avec soin, tira sur son ceinturon. Enfin elle les affronta en serrant les mains l’une contre l’autre.
— Si nous passons quelques temps dans ces parages improbables, il est bon que vous en sachiez davantage sur l’Entre-mondes – D’un geste impératif, elle intima le silence au vart Muliris et poursuivit. – car, même si nous suivions nos traces, il est peu probable que nous puissions réintégrer notre univers sans nous heurter aux parois. Les fissures ne sont pas permanentes. C’est perdre un temps précieux.
— Alors que devons-nous faire ? insista Tib, blanc comme un linge.
Une fine pellicule de sueur couvrait son front.
— Oh, mais trouver le moyen de regagner la terre des Hommes, bien entendu. La probabilité en est infime, je ne vous le cache pas, mais elle doit exister. Voyons, je dirais que nous sommes dans un couloir empli de portes dérobées et que certaines d’entre elles sont censées nous ramener chez nous. Il convient donc de les chercher.
— Et, pour cela, que préconisez-vous, Mère ?
La voix calme du Mystic Mondolini ébranla un peu de la chape de terreur qui les habitaient. Elle les sentit se détendre, prêts à boire ses paroles. La Shaïa songea qu’elle devrait sans aucun doute leur mentir dans un premier temps afin de prémunir leurs chances.
— Yvan, je serai d’avis d’explorer plus avant cette grisaille en prenant garde aux dangers qu’elle recèle.
Ils l’approuvèrent bruyamment. Pour échapper à la désespérance. Lido entoura de son bras musclé les épaules de l’adolescent. Ils se sourirent mutuellement. Shana se serra contre Yvan qui ne fit rien pour la repousser. La Shaïa Naharashi Elivashavitara songea qu’ils formaient à eux cinq une force dont ils auraient grand besoin dans l’Entre-mondes.
— Imaginez une kyrielle d’univers semblables à des bulles de savon. Ils se côtoient au sein d’une matrice primale, voguent librement au gré de courants imprévisibles. Les Rêves divins, c’est ainsi que nous les nommons à Shaöl. Au moindre choc, les conséquences seraient indescriptibles pour ces mondes. Aussi existe-t-il une dimension intermédiaire. Une vastitude malléable qui interdit qu’un tel chaos se réalise : l’Entre-mondes. A ma connaissance, peu d’écrits, d’études ou d’explorations lui ont été consacré. Pour la bonne et simple raison, qu’il est miraculeux d’y pénétrer et encore plus de s’en échapper. Je n’ai en mémoire aucun témoignage d’un tel périple. Les quelques brides de savoir proviennent d’antiques tablettes du Temps béni où les Dieux Inconstants vivaient parmi nous. Les Premiers utilisent ces couloirs à ce qu’il se dit mais je n’en ai jamais eu confirmation de la part de l’un d’entre eux.
Ils la fixaient avec ferveur. Plus désorientés qu’anéantis par de telles révélations. Admettre que la Matriarche avouait ainsi son ignorance les stupéfiait davantage. Elie se prit à espérer qu’il en serait ainsi tout au long de leur errance.
— Hélas, mes propres souvenirs datent d’il y a fort longtemps. J’avoue que je ne m’y suis pas intéressée depuis mon noviciat. – Elle émit un petit rire aigrelet qui allégea les cœurs. - Mais je devrais être capable d’en évoquer quelques brides. Voyons, oui, oui, c’est cela. L’Entre-mondes se compose d’une infinité d’esquifs de roches qui gravitent selon des règles étrangères à notre monde. Pour survivre en ces lieux, nous devons ne jamais nous fier à nos sens ainsi qu’aux apparences. Ce monde n’est point le nôtre. Donc, il obéit à des Lois différentes. A nous de les découvrir.
— Ne pouvez-vous pas nous donner plus de précisions sur les dangers que nous risquons de rencontrer, Shaïa ? demanda d’une voix atone la Femme Grise.
— Désolée, mon enfant. J’essaie de raviver ma mémoire défaillante mais tant de cycles se sont écoulés depuis mon noviciat. Vous devrez se montrer patiente.
Le Mystic dénoua les attaches de son manteau : « Alors qu’attendons-nous ? Rien ne sert de s’appesantir sur notre infortune. Allons plutôt chercher cette faille qui permettra de rentrer chez nous. »
Chacun se prépara en silence pour une marche qu’ils entrevoyaient interminable. Les guerriers gris se délestèrent de leurs vêtures encombrantes puis ceignirent dans leurs dos le fourreau étroit d’où surgissait la poignée de leur Khanna. Shana Landis, elle-aussi, retira le court manteau. Elle le roula soigneusement avant de le ranger dans un havresac en peau tanné. Elle gardait la courte lame qui battait sa jambe droite, par-dessus les replis de la jupe aux nuances irisées. Ils s’éloignèrent en silence. Yvan marchait devant, à deux pas de la Femme Grise. Lido fermait la marche. Se sentant peu enclin à croiser le fer, Tib portait les effets de ses compagnons. La petite Shaïa lui jetait de temps à autre un regard en coin. Le grand garçon roux faisait mine de ne pas s’en apercevoir. Finalement, excédée, Elie murmura afin de n’être entendu que de lui seul.
— Tibelvan, il faut que l’on parle. Maintenant.
Ils traversaient une étendue de roches déchiquetées, sorte de sérac minéral, qui réfléchissaient des camaïeux de gris et d’ombres. A proximité, un crépuscule d’orage crépitait d’éclairs multicolores. Le silence pesait comme une chape. Des ombres s’esquivaient dans les lointains. En poussant un long soupir, le garçon tourna vers elle un visage pâle où elle lut comme dans un livre ouvert. La terreur l’habitait et… autre chose. Un désespoir qu’elle eut beaucoup de mal à comprendre.
— Que t’arrive-t-il ? Toi qui désirais vivre une grande aventure, que demander de plus ? Nous y sommes. Tu dois garder la foi. Yvan et Lido nous protégeront.
Le fils du Sieur Gallard secoua la tête. Il jeta autour de lui des regards effrayés.
— Savez-vous où nous sommes vraiment ? gémit-il en lui serrant la main à la broyer.
Elle fronça des sourcils.
— Explique-toi !
— C’est un cauchemar. Me retrouver ici. Moi Tibelvan de Massilia. Plutôt mille fois mourir que de franchir votre satanée paroi de je ne sais pas quoi. – A présent, une rage hargneuse le possédait et il ne pouvait plus s’arrêter. – Ce monde est le pire qu’il soit …
— Et qu’en sais-tu ?
— Je le sais. C’est le Pays du MangeRoc. Le soir, lorsque j’étais enfant, ma mère nous contait des histoires pour nous endormir. L’une d’entre elles effrayait Solia au point qu’elle en pleurait souvent. Moi, je l’adorai. Celle-là en particulier. Atel et Léonard aussi. Nous lui réclamions souvent. Il était question d’un monde crépusculaire caché derrière les rideaux de pluie où les enfants trop turbulents finissaient par disparaître. Je ne sais combien de fois j’ai souhaité traverser l’ondée. Et combien de fois je suis revenu trempé jusqu’aux os. On n’est guère malin quand on est jeune…
Elie esquissa un sourire. D’un geste de la main, elle l’encouragea à continuer. Autour d’elle, des Devenirs s’esquissaient sur la Trame.
— Oh, par les Inconstants, nous sommes là par ma faute. Mon souhait a été exhaussé…
Il plaqua une main sur sa bouche. Elie haussa des épaules. Elle retira la main avec douceur. Leurs compagnons s’étaient tournés vers eux, interloqués.
— Balivernes ! Comment un grand gaillard comme toi peut-il encore se laisser impressionner par des contes pour enfants. Toutefois, j’aimerais bien en savoir un peu plus sur ces fables. De quoi te souviens-tu ?
Tibelvan se souvenait de tout. Du plus petit détail, de la moindre péripétie du héros au nom évocateur de Malloin Vaurien. Il se confia avec d’autant plus de fougue que cela agissait sur lui comme un exutoire à ses tourments. Elie l’écoutait avec un intérêt qui n’était pas feint. Leur conversation se termina brusquement comme le grand guerrier gris tendait les bras devant lui. Il tâtonnait sur ce qui leur apparut très vite comme un mur infranchissable d’eau gelée. D’une clarté translucide incroyable. Lorsqu’il poussa plus fort à sa surface, ses mains ruisselèrent et un froid intense envahit la chair. Ses tempes tapèrent douloureusement. Il retira précipitamment les doigts gelés. Ensuite les voyageurs longèrent l’obstacle durant un long moment. Soudain le sol pierreux s’interrompit au bord d’un précipice, empli d’ombres, balayé de risées de lumières crues. Abattus, ils restèrent là, côte à côte, sans un mot. La Femme Grise tendit un bras tremblant vers des remous violents qui agitaient les nuées. Sous leurs yeux ébahis, un nouveau bloc surgit de l’obscur. Ce dernier dériva lentement devant eux.
A peine deux foulées les en séparaient. Mais le temps pressait. Bientôt l’îlot s’éloignerait sans qu’ils puissent le retenir. Yvan n’hésita pas. Mu par une soudaine colère froide, le Mystic recula afin de franchir le gouffre d’un bond désespéré. Sous les yeux de ses compagnons, il flotta dans l’air puis descendit lentement vers la vaste roche. Un saut d’une grande pureté. Il se reçut avec grâce, plia à peine les genoux, fit quelques pas avant de retrouver son aplomb. Alors l’audacieux les invita du bras à le suivre. Chacun leur tour, ils churent comme de grands oiseaux majestueux jusqu’à cette nouvelle terre qui modifia brusquement sa course. En s’écartant de leur ancien esquif, leur nouvel asile leur offrit une vue d’ensemble de ce dernier, juste avant qu’il ne disparaisse dans les ombres. Le socle du vaste ilot s’effilochait par en-dessous en une élégante chevelure minérale. Le territoire sur lequel ils venaient de choir présentait davantage de relief. Un léger moutonnement avec des creux emplis d’amas luisant, des craquelures qui entravaient leur progression, d’où s’échappaient des volutes à leur glacer les sangs.
Ils traversèrent ainsi plusieurs ilots. Ils prenaient un plaisir certain à s’élancer dans le vide. Le troisième ne faisait guère plus d’une acre de superficie et s’effritait sous leurs pieds. Ils le quittèrent avec soulagement. Quant au suivant, il était hérissé d’une forêt d’aiguilles acérées. Ils se glissèrent avec difficultés dans les canyons sinueux en soulevant des volutes de poussière ocre. Finalement, la Shaïa Naharashi Elivashavitara décida qu’il était grand temps de prendre du repos.
Pendant qu’Yvan Mondolini explorait les abords, Shana et Lido réunirent leurs maigres provisions au centre d’un carré de toile rouge que la Shaïa étendit devant elle. Assise les jambes repliées, elle soufflait lentement entre ses mains jointes en murmurant. En retrait, désœuvré, Tibelvan observait le visage poupon concentré. Des ridules cernaient ses yeux. Son front se plissait sous la concentration. Sa peau avait la pâleur des neiges éternelles. Une faible lueur grandit entre ses doigts et, bientôt, déversa des flots de lumière douce. Lorsqu’elle écarta les mains, un globe à feu de la grosseur d’une orange s’éleva prestement dans les airs.
— Mère, c’est bien peu, s’exclama le vart en se redressant. Nous devions rejoindre les nôtres dans l’après-midi.
Il désignait une dizaine de galettes plates, maintenues enroulées par une large feuille d’ozil et plusieurs tranches de pain blanc. Elie soupira : « Tant pis, nous ferons avec pour ce premier repas. Mon bon Lido, rappelez notre Mystic pour qu’il se joigne à nous. Je meurs de faim. »
Comme le guerrier s’éloignait en hélant son compagnon, elle invita Shana et le garçon à s’asseoir auprès d’elle. Le globe à feu évoluait au-dessus d’eux. Ils ressentaient sa présence comme une bénédiction. Ils festoyèrent sans retenue sous les encouragements de la Matriarche qui dévora plus que sa part. Bientôt il ne resta plus rien de leur chiche réserve mais personne n’osa en faire la remarque. La bonne humeur d’Elie était communicative. Elle invita Tibelvan à s’assoir à sa droite. Puis, prenant un air mystérieux, elle réclama l’attention générale. Ce qu’elle obtint sans attendre.
— Au cours de notre marche, j’ai longuement réfléchi au problème qui nous intéresse : quitter l‘Entre-mondes. Malheureusement, je dois avouer que, pour l’heure, je n’ai pas la moindre solution à proposer. – Devant leurs mines déconfites, elle ne put réprimer un léger rire. Saisissant la main de Tib, elle reprit pourtant avec un air malicieux. – Néanmoins, je connais quelqu’un qui peut grandement nous aider… Tib, raconte à nos amis ce que tu m’as confié tout à l’heure …
Si le garçon avait pu se faufiler dans un trou de souris, il l’aurait fait sans hésiter.
— Tu sais bien, les aventures de Malloin Vaurien qui parcourait le Pays du MangeRoc. Un garçon si insupportable qu’il fut expédié de l’autre côté du rideau de pluie.
Après s’être raclé la gorge, Tibelvan leur conta les tribulations de Vaurien. Sa voix s’affermit comme il prenait plaisir à évoquer les aventures rocambolesques de son héros d’enfance à travers l’Entre-mondes. Il décrivit les Brillances. Des nuées qui rendaient fou celui qui les inhalait. Les Puits de Lumière où s’ébattait le terrible MangeRoc. Les mares de roches qui se dérobaient sous les pas de l’imprudent voyageur pour l’engloutir à jamais. Ils lui posèrent mille questions auxquelles il répondait simplement, avouant parfois son ignorance.
Longuement, Tibelvan dépeignit les petits Bruugs et les diaphanes Elmérides, les dangereux Grolls et nombres de créatures plus étranges les unes que les autres. Au fur et à mesure, les mots prenaient vie avec élégance. Ses mimiques, son regard enflammé, parfois rieur, souvent tragique, le ton tour à tour enjoué ou mystérieux charmaient un auditoire attentif. A la demande d’Elie, il raconta comment le facétieux Vaurien survécut en ces lieux crépusculaires, de quelle manière il s’abreuvait aux Murs de Pluie, se nourrissait de cristaux, de lichens et de champignons qui poussaient en profusion sur certains ilots. Le garçon se souvenait plus particulièrement des plates et succulentes ardoises coralliennes dont raffolait, s’il fallait en croire Dame Gallard, le jeune Malloin.
— Mais, demanda plus tard Shana Landis, tu ne nous as pas expliqué comment cet aventureux s’en retourna chez lui…
— C’est que Mère ne nous l’a jamais révélé, avoua Tib, dépité.
— Ce qui ne nous arrange pas. Enfin, grâce à toi, nous savons comment survivre dans l’Entre-Mondes et à quels périls nous attendre. Seulement reste à découvrir le moyen de s’en échapper.
Le Mystic s’approcha du garçon et lui posa les mains sur les épaules, le dominant de plus d’une tête. Tibelvan sourit timidement pour cacher son embarras.
— Sois remercié pour avoir partagé ces connaissances, jeune Tibelvan.
Puis il s’éloigna, laissant le garçon sans voix.
— Si tu nous chantais une de tes anciennes ballades, ma belle Shana, demanda la Shaïa qui observait la scène d’un regard circonspect.
La Femme Grise acquiesça. Sa voix limpide de soprano s’élança dans les brumes grises de l’Entre-Mondes. Le timbre en était si harmonieux que Tib sentit des larmes lui monter aux yeux. Il n’avait jamais rien entendu d’aussi beau. Le vart Lido Muliris frappa dans les mains. Le Mystic émergea de la pénombre. Il la fixait, impassible, mais les mots le touchaient comme autant de dards au pouvoir redoutable. Car Shana contait la célèbre romance de Mochelli et Locéane. Leurs amours impossibles et la désespérance de ces cœurs éternellement orphelins. Une ode millécycle que chaque Homme Gris et chaque Femme Grise vénéraient à travers les Ages.
Lorsqu’ils reprirent leur route, ils avaient à peine dormi. Pourtant ils se sentaient reposés, leurs craintes en partie dissipées. Rapidement ils gagnèrent les bords de l’ilot. Ils planèrent jusqu’au suivant, extatiques. A trois sauts de là, ils découvrirent un nouveau Mur de Pluie ruisselant. Ils s’y attardèrent un temps. Tibelvan n’hésita pas à se frotter, torse nu, contre la paroi embrumée. Le fluide vivifiant coulait sur son corps sous les regards désapprobateurs des Protecteurs. La pudeur excessive des Hommes Gris leur interdisait de telles extravagances. Ces derniers se contentèrent de se rafraichir le visage. Plus tard, ils découvrirent par hasard de minuscules cristaux amoncelés sur des rochers à-pics, composés d’une mousse orangée, légèrement poivrée, extrêmement savoureuse.
Ainsi se poursuivit leur voyage à travers l’Entre-mondes. Régulièrement, ils se reposaient. A chaque halte, Tibelvan leur contait de nouvelles aventures de Malloin Vaurien. Shana Landis chantait ensuite. Chaque étape contenait son lot de découvertes. Une fois, Yvan s’arrêta brusquement en levant le bras, leur intimant l’ordre de rester sur place. Il observait avec attention la roche qui se moirait d’une infinité de reflets.
— Que se passe-t-il ? demanda Lido qui veillait sur leurs arrières.
— J’ai comme une impression bizarre, murmura le géant. Un pressentiment…
Alors il montra l’espace devant eux. Ils eurent beau chercher, plisser des yeux, ils ne détectèrent aucune anomalie sinon ce miroitement intempestif de la roche qui écorchait leurs yeux.
— Masha Landis, auriez-vous un objet dont vous pourriez aisément vous départir ?
Yvan parlait sans quitter le sol des yeux. Du havresac, la Femme Grise sortit un court stylet. Yvan le soupesa satisfait puis, sous les regards étonnés de ses amis, il le lança à dix pas. La fine lame toucha les feux. Elle s’y enfonça pour disparaitre sur l’instant.
— Une mare de roches, s’exclama Tibelvan, estomaqué. Comment avez-vous su ?
— Une légère mouvance, peut-être, répondit le Protecteur, le visage grave. Et l’excellente description de notre conteur attitré.
Cet événement laissa des traces. Par la suite, ils ralentirent leur allure, ne cessèrent d’inspecter chaque parcelle devenue suspecte. Ils évitaient sans mal les Brillances composées d’une multitude de petites palpitations lumineuses qui se déplaçaient paresseusement, ici et là.
— Mère, savez-vous où nous allons ?
Le Mystic profitait d’un moment d’intimité avec la Shaïa. Le doute persistait en lui. La Matriarche les guidait avec un aplomb étonnant. Elle savait inspirer la confiance. Et pourtant, si toute cette attitude n’était qu’une façade…
— Qu’importe notre itinéraire. Je t’ai vu, fils des Gris, affronter l’adversité sur les remparts de Rhoda. Cette errance nous y mènera inévitablement. Si tu avais pu admirer la majesté de notre Citadelle reconstruite. Notre peuple est grand, le sais-tu. Le Troisième clan compte d’excellents bâtisseurs dans ses rangs. D’autres se rallieront à ta bannière le moment venu. Il leur faudra à peine une saison pour en relever la muraille. Ton destin t’attend là-bas. L’Entre-Mondes n’est qu’une épreuve de plus.
Ils se trouvaient au sommet d’un ilot surmonté d’un dôme. Leurs compagnons ramassaient de petits champignons jaunes qui tapissaient la cime du monticule. Leur bonne humeur était douce à partager. Un peu plus tôt, ils avaient découvert les fameuses ardoises coralliennes de Malloin Vaurien, juteuses à souhait. Un festin s’annonçait. Elie tendit le bras vers un faisceau lumineux lointain, semblable à un fil de lumière dressé verticalement dans la nuit.
— Voilà où nous nous rendons. Ce fanal, là-bas, je l’entends m’appeler.
Le Mystic hocha la tête. Elle resta silencieuse un instant à contempler l’endroit avant de reprendre dans un murmure.
— As-tu senti leurs présences ?
— Depuis notre dernier saut. Quelque chose nous piste.
— Sois sur tes gardes et prévenons les autres. Ne laissons pas Dame chance nous abandonner.
L’attaque survint alors qu’ils traversaient une longue formation rocheuse. Le sol vacillait sous les pas. Leur progression se ralentit. Des trous béants criblaient le sol, certains envahis de Brillances, d’autres comme des sortes de gueules noires béantes. Yvan et Lido avançaient de front, à une foulée l’un de l’autre. Ils longèrent des prismes obliques agglutinés en des compositions hautes de plusieurs toises. Le Groll bondit du sommet de l’un d’entre eux sur le dos du Mystic. Le géant réagit en un éclair. Il esquiva d’un bond. Malgré tout, l’insectoïde déchira la manche de son bras gauche avec l’une de ces cornes torsadées. La créature traça une longue estafilade sur l’avant-bras avant que Mondolini ne parvienne à lui asséner un coup porté de haut en bas. Les mandibules chitineuses crissaient. Un fluide mousseux dégoulinait de l’appareil buccal. La créature faisait bien deux pieds de haut. Ses pattes articulées dominaient l’Homme Gris. Le Groll émit une série de claquements désagréables. Yvan pointa la lame vers l’insectoïde, se positionnant dans un mouvement fluide.